Deux options s’ouvrent pour les pouvoirs publics : ouvrir le champ à l’expérimentation, en fixant les bornes à l’intérieur desquelles les innovateurs peuvent tester leurs idées avec l’appui des pouvoirs publics, ou édicter des principes généraux (soft regulation) et laisser les entreprises se lancer. La seconde option permet sans doute plus d’innovation, mais elle comporte également plus de risque et de responsabilité pour les entreprises. Dans tous les cas, le partage d’informations avec les pouvoirs publics sera nécessaire pour garantir le respect des règles fondamentales (libertés, sécurité, etc.) et, au terme de ce premier déploiement, pour adapter la réglementation.
Diagnostic
Le début du XXIe siècle est marqué par la transition numérique, une vague d’innovations technologiques puissante, susceptible d’affecter en profondeur et dans un laps de temps très court nos sociétés. Être capable de saisir cette vague comme une opportunité pour se transformer, plutôt que de la subir, dépend de notre attitude devant ce qu’il est convenu d’appeler l’innovation disruptive. Face à des marchés d’innovation radicale, où les premiers arrivés peuvent acquérir des positions dominantes décisives, et faire disparaître au passage d’autres marchés et les acteurs économiques installés, rester en retrait et voir venir peut entraîner des coûts économiques et sociaux considérables. Répondre à l’innovation disruptive suppose de prendre des risques, donc d’accepter d’éventuels échecs, de faire face à leurs possibles conséquences négatives et d’être capable d’en tirer toutes les leçons. Ce positionnement concerne aussi bien les citoyens, les entreprises que la puissance publique. Si nous n’incorporons pas l’innovation de façon proactive, cette dernière finira tout de même par s’imposer, de façon encore plus disruptive.
De nombreux exemples, récents ou à venir, illustrent à la fois l’ampleur des enjeux et les difficultés rencontrées par les pouvoirs publics pour fixer une ligne de réponse qui permette à toutes les entreprises, celles qui portent l’innovation comme celles qui la subissent, d’anticiper les évolutions du marché et d’investir dans un cadre suffisamment prévisible. Aujourd’hui, les nouveaux acteurs voient d’une part leur essor freiné par un cadre réglementaire qui peine à intégrer des modèles d’organisation inédits et encore très minoritaires, notamment du fait de la résistance qu’imposent les entreprises en place. Et d’autre part, il est facilité par la présence de zones grises dans la réglementation qui leur donnent un avantage concurrentiel par rapport aux acteurs installés.
Dans le secteur des mobilités, les plateformes numériques telles que Uber ou Blablacar ont considérablement augmenté l’offre de service, en élargissant la brèche engagée dans le monopole des taxis par les véhicules de transport avec chauffeur (+ 12 000 VTC en trois ans en Île-de-France) ou en assurant des trajets délaissés par la SNCF. Face à ces transformations, les pouvoirs publics oscillent entre encouragement (ouverture aux VTC) et protection des acteurs existants (rapport Thévenoud)[2]. Au final, les expérimentations se font sous l’impulsion des plateformes, mais de façon chaotique (soubresauts dans le prix des licences de taxi, service UberPop finalement interdit, tensions sur le partage des revenus entre plateforme et chauffeurs) : les pouvoirs publics courent derrière.
La voiture sans chauffeur a également bénéficié d’une adaptation réglementaire[3]. Cependant, les vrais défis sont encore à venir et l’évolution réglementaire (responsabilité en cas d’accident, droit du travail, fiscalité...) sera encore fortement sollicitée lorsque les véhicules autonomes viendront bouleverser les secteurs du transport de marchandises ou de la mobilité (transport routier, taxi, bus, etc.). Si nous ne sommes pas capables de répondre suffisamment rapidement à ces besoins d’évolution réglementaire, des véhicules autonomes pourraient arriver plus rapidement à maturité à l’étranger et pénétrer le marché français, en mettant en péril les 200 000 emplois directs de l’industrie automobile.
Pour leur part, les drones ont pu commencer à se développer en France du fait que le cadre réglementaire était propice[4], avant qu’un cadre européen plus restrictif ne soit proposé, tenant compte notamment des risques de collision. Aujourd’hui, des espaces de développement pour les usages professionnels du drone restent cependant largement ouverts.
Les secteurs de l’hôtellerie et du tourisme ont eux aussi connu plusieurs bouleversements, le dernier en date étant le développement d’offres concurrentielles émanant des particuliers (ex : Airbnb, Abritel), qui a élargi considérablement l’offre d’hébergement (en 2015, Airbnb offre 176 000 hébergements en France et Abritel en affiche 74 000, quand le nombre d’hôtels est d’environ 17 000, représentant plus de 600 000 chambres). Là encore, la régulation sectorielle s’adapte au coup par coup pour traiter les problématiques que soulèvent ces nouveaux acteurs (ex : collecte de la taxe de séjour, taux de commission, clarification du seuil d’activité professionnelle).
Les secteurs de la banque et de l’assurance n’en sont qu’au début de leur transformation : par la multiplication des moyens de paiement dans le secteur bancaire, par l’augmentation des sources d’information sur les assurés via les objets connectés dans le secteur de l’assurance. S’agissant de services susceptibles d’être intégralement fournis en ligne, le risque est grand de voir une part significative de l’activité disparaître du territoire français si des solutions innovantes sont fournies directement depuis l’étranger, notamment au Royaume Uni où le régulateur bancaire a pris certaines dispositions en faveur de l’innovation[5]. La banque représente 2,7 % de la valeur ajoutée et 2,3 % de l’emploi salarié en France.
Le secteur de la santé (près de 12 % du PIB) connaîtra lui aussi des transformations profondes, via l’instauration d’un suivi personnalisé et continu des patients. Déjà engagée dans le cas de certaines affections de longue durée, cette transformation va bouleverser le système médical, notamment le métier du médecin traitant, qui intervient principalement aujourd’hui de façon ponctuelle pour un traitement curatif mais qui pourra intervenir demain de façon plus suivie et jouer un rôle préventif plus affirmé.
De nombreux secteurs vont par ailleurs être affectés par le déploiement de l’intelligence artificielle qui se fait actuellement sans encadrement juridique particulier, si ce n’est celui de l’exploitation des données personnelles. Cependant, l’utilisation de l’intelligence artificielle n’est pas sans risque. Si les grandes entreprises se sont dotées d’un « comité d’éthique », cette initiative privée ne saurait remplacer à terme un encadrement légal.
Au final, les innovations se déploient, les expérimentations ont lieu, parfois même sur le territoire français aux marges de la légalité. Mais nombre des innovations mentionnées sont portées par des plateformes étrangères, qui acquièrent au passage une puissance de marché considérable. Cet état de fait n’est cependant pas figé. Uber pourra se faire ubériser, dès lors que des transactions décentralisées seront possibles de façon sécurisée, notamment grâce à la technologie blockchain. Favoriser l’innovation est aussi un moyen d’assurer le passage à l’innovation suivante.
Pour garantir l’égalité des chances face à la révolution numérique, la solution n’est pas de fermer notre économie et notre société aux innovations mais au contraire de les y confronter, en les dotant d’outils pour que ces innovations puissent se développer, être incorporées et diffusées. Qu’il s’agisse de réglementations sectorielles ou transversales, les pouvoirs publics doivent prendre la mesure des changements à venir et y apporter une réponse constructive fondée sur des principes explicites et un processus clair.
Différents modes de régulation sont possibles. En France, au tout début du XIXe siècle, les questions de « risques industriels » – assimilés à des troubles de l'ordre public – étaient du ressort des collectivités locales et de la police. Pour éviter tout problème avec la population, les autorités locales préféraient souvent interdire ces installations nouvelles, ce qui a eu pour effet de bloquer le développement de l'industrie française. En 1810, une loi est adoptée pour mettre en place une normalisation de la réglementation sur tout le territoire – vérifiée par un corps d’inspection –, contribuant à l’essor de l’industrie. Ce régime de contrôle systématique a été assoupli en 1866 avec la création d'un régime de simple déclaration, où la responsabilité était renvoyée sur l'industriel.
L’attitude à adopter face à l’innovation disruptive renvoie à la façon d’appliquer le principe de précaution, qui exige une vigilance systématique face aux risques potentiels associés à une décision. Pour ce faire, une procédure d'évaluation des risques doit être mise en place via des programmes de recherche et des expérimentations encadrées, ainsi que des mesures provisoires et proportionnées pour parer à un dommage éventuel.
1. Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, sciences Cognitives (intelligence artificielle).
2. Thomas Thévenoud a remis au Premier ministre, le 24 avril 2014, le rapport de la mission de concertation taxis-VTC intitulé Un taxi pour l’avenir, des emplois pour la France, qui formule trente propositions relatives à l’encadrement des activités de taxi et de VTC.
3. Ordonnance n° 2016-1057 du 3 août 2016 relative à l'expérimentation de véhicules à délégation de conduite sur les voies publiques https://www.legifrance.-gouv.fr/eli/ordonnance/2016/8/3/DEVR1615137R/jo/texte
4. Classification de ces engins comme relevant du loisir avec peu de restrictions sur les conditions de vol.
5. Le régulateur financier britannique (Financial Conduct Authority) a ouvert un « innovation hub » pour conseiller les start-up de la Fintech.