Quelle France dans dix ans ? Réconcilier l’économique et le social
Les Français sont très attachés à leur modèle social et s’entendent assez largement sur ses objectifs. À leurs yeux, le premier de ces objectifs, aujourd’hui comme hier, est de permettre à tous les citoyens de « vivre dignement ». Selon un sondage récent, 82 % des personnes interrogées considèrent ainsi qu’une société juste doit couvrir les besoins de base de ceux qui ne peuvent les assumer seuls (la santé, l’éducation, la nourriture, le logement, etc.) et 58 % qu’elle doit réduire au maximum les inégalités entre les individus. Les trois quarts sont favorables à ce que les dépenses sociales bénéficient davantage aux plus démunis, et ce malgré la « crise de la solidarité » que traverse la société française.
Le développement de notre modèle social a conduit de facto à un système mêlant contributivité et universalité. Si notre système de protection sociale est fondé à l’origine sur une logique assurantielle, son développement s’est accompagné d’une universalisation progressive des prestations. Les Français tiennent à cette caractéristique. Le même sondage montre qu’ils distinguent les domaines de la protection sociale à vocation universelle (maladie) d’autres plus contributifs (chômage, retraite) ou plus ciblés (famille).
Le rôle de l’État au sens large comme garant du modèle social n’est pas remis en cause. Les Français se disent plutôt en attente d’une plus grande intervention publique dans les domaines économique et social et les personnes interrogées à l’occasion de l’exercice « Quelle France dans dix ans ? » se sont montrées très attachées à l’équilibre public/privé du modèle français, l’exemple américain, avec sa faible couverture des risques et son financement avant tout privé, faisant figure de « contre-modèle ».
Le périmètre des institutions et dispositifs constituant le « modèle social » n’est toutefois pas figé. La notion de « modèle social » est d’ailleurs aussi récente que ses définitions sont nombreuses. Au sens strict, elle fait référence au système de protection sociale, et notamment à son pilier central, la Sécurité sociale, fondée en 1945. Au sens large,le modèle social désigne l’ensemble des règles et des institutions qui organisent les relations sociales. Parmi elles, les services publics, les règles et institutions régulant les relations du travail, les partenaires sociaux qui participent à la gestion paritaire de la protection sociale et le système socio-fiscal qui joue notamment un rôle redistributif. Nous adoptons ici cette définition large, tant il apparaît qu’au-delà de la seule protection sociale, le système éducatif, la formation professionnelle, le droit du travail et la politique du logement jouent un rôle essentiel dans l’accès de chacun à « une vie digne ».
Le modèle social ainsi défini a accompagné le développement économique et social de notre pays, jusqu’à devenir une composante centrale de notre cohésion nationale. Cependant les Français doutent de plus en plus de sa capacité à atteindre les objectifs qu’ils lui assignent, qui sont nombreux et évoluent avec le temps et les transformations de la société. Face aux « nouveaux » risques sociaux, à la montée des inégalités, à la persistance d’un chômage élevé et aux mutations de l’emploi et du travail, l’enjeu consiste aujourd’hui à repenser les objectifs et les moyens du modèle social.
Ce dernier n’a pas été en mesure de lutter contre certaines formes d’inégalités, notamment pour l’accès à des services essentiels comme la santé et le logement, ni contre les inégalités d’accès à l’emploi ou à la formation. De ce point de vue, le modèle social ne semble plus garantir à chaque individu la capacité d’être libre et autonome dans la conduite de ses choix. Or, dans une société décloisonnée, et alors que le poids des institutions traditionnelles est affaibli, donner à chacun les « moyens de vivre dignement » suppose que le modèle social non seulement protège mais aussi accompagne et soutienne les individus, pour mettre chacun en égale capacité de maîtriser son destin.
À cet égard, la participation au marché du travail, au fondement de notre modèle assurantiel, n’est plus un vecteur d’émancipation et d’insertion sociale pour nombre d’individus qui ou bien en sont privés, ou bien sont enfermés dans des trajectoires de précarité. L’emploi et le travail occupent aujourd’hui une place ambivalente dans le modèle social : d’un côté, leur centralité dans l’intégration et la protection des individus n’a pas été fondamentalement remise en cause dans l’architecture actuelle du modèle ; d’un autre côté, l’emploi manque et, même lorsqu’il ne manque pas, les conditions de son exercice ne sont plus nécessairement source de sécurité pour les individus.
Ce rapport thématique consacré à l’avenir du modèle social français était placé sous la direction de Hélène Garner et Camille Guézennec. Il a bénéficié des contributions de Claire Bernard, Nicolas Charles, Delphine Chauffaut, Pierre-Yves Cusset, Quentin Delpech, Véronique Deprez-Boudier, Marc Ferracci, Mohamed Harfi, Frédéric Lainé, Noël Leuthereau-Morel, Nicolas Lorach, Guillaume Malochet, Antoine Naboulet, Christine Raynard.