Depuis les années 1950, la France consacre une part croissante de ses ressources aux dépenses de soins. Ainsi, la consommation de soins et biens médicaux (CSBM)[1] est passée de 2,6 à 8,9 points de PIB entre 1950 et 2015. La croissance des dépenses a été très forte en début de période, au moment où se constituait l’infrastructure sanitaire et se développait l’assurance maladie. Elle est plus faible depuis la fin des années 1980. Par ailleurs, depuis les années 1970, on assiste à un mouvement de convergence des niveaux de dépenses de santé parmi les pays les plus développés, les États-Unis faisant toutefois figure d’exception.
Le document de travail[2] dont on présente ici une synthèse rappelle d’abord quels sont les grands facteurs de croissance des dépenses de santé, en s’appuyant sur une somme de travaux réalisés sur cette question. Il discute ensuite les principales projections de long terme des dépenses de santé réalisées pour la France, en présentant leur méthodologie, leurs résultats et leurs limites.
Les facteurs de croissance des dépenses
L’évolution des dépenses de santé dépend de trois types de facteurs : des facteurs économiques, des facteurs démographiques et sanitaires et enfin des facteurs technologiques et institutionnels. tous n’ont pas eu dans le passé la même importance.
L’effet du niveau de vie de la population : toujours essentiel mais moins exclusif que pendant les Trente Glorieuses
À l’échelle individuelle, le niveau des dépenses de santé est presque indépendant du niveau de revenu. En effet, le financement de ces dépenses est largement socialisé. Mais tel n’est pas le cas à l’échelle collective : les dépenses de soins d’une nation dépendent beaucoup du niveau de vie de ses habitants.
La force de cette dépendance est cependant débattue. Les études produites de la fin des années 1960 au début des années 2000, à partir d’analyses de panels de pays, aboutissaient à des élasticités[3] des dépenses de santé au PIB supérieures à l’unité (typiquement entre 1,2 et 1,6) et attribuaient près de 90 % des différences de dépenses entre pays et/ou au cours du temps à des différences de niveau de vie. Mais le niveau de cette élasticité-revenu dépend beaucoup de la méthode économétrique utilisée. Les études les plus récentes aboutissent ainsi régulièrement à des élasticité-revenus inférieures à l’unité.
En tout état de cause, la croissance du niveau de vie joue aujourd’hui un rôle moins important dans l’augmentation des dépenses de santé de la nation, d’abord parce que la croissance des revenus est plus faible, ensuite parce que l’élasticité-revenu des dépenses de santé a diminué avec l’arrivée à maturité des systèmes de soins.
Le vieillissement : un impact aujourd’hui loin d’être négligeable
Les dépenses de santé d’un individu croissent avec l’âge. Il semble donc logique d’anticiper un impact important du vieillissement de la population sur les dépenses agrégées de santé. Si les premiers travaux avaient bien du mal à le mettre en évidence[4], l’effet du vieillissement est aujourd’hui bel et bien décelable dans les travaux économétriques[5-6]. D’abord, l’effet de la hausse du niveau de vie est moins prépondérant, n’écrasant plus les autres facteurs. Ensuite le phénomène de vieillissement s’est accéléré, avec l’entrée de la génération du baby-boom dans les âges où l’état de santé se dégrade. Enfin, l’écart de consommation de soins entre les personnes âgées et le reste de la population s’est accru[7].
Une façon non économétrique de mettre en évidence l’effet du vieillissement est de se demander quel serait aujourd’hui le niveau de la dépense de santé avec la pyramide des âges attendue dans 50 ans. Si, en 2011, la structure par âge de la population avait été celle qui est prévue par l’Insee en 2060 dans son scénario central, les dépenses publiques de santé auraient été 21 % plus élevées. Mais il ne s’agit ici en aucun cas de projection, car cette augmentation attendue de l’espérance de vie s’accompagnera vraisemblablement d’une amélioration de l’état de santé de la population à âge donné.
L’évolution de la morbidité : une incertitude importante, un effet jusqu’ici plutôt faible
Selon l’étude de Dormont et Huber (2012), l’évolution de la morbidité aurait permis de contenir la hausse des dépenses sur la période 1992-2000 (– 7 % pour une variation observée de + 35 %), mais aurait au contraire contribué à la hausse des dépenses pour la période 2000-2008 (+3 % pour une variation observée de + 24 %).
De fait, l’amélioration de l’état de santé à âge donné n’apparaît pas constante au cours du temps. En outre, un meilleur état de santé aux âges élevés pourrait aussi s’expliquer par une meilleure prise en charge thérapeutique et n’implique donc pas mécaniquement une baisse des dépenses de soins à ces âges.
Le progrès technique : des effets ambivalents et difficiles à modéliser au niveau macroéconomique[8]
L’effet du progrès technique sur les dépenses de santé est ambivalent. Alors que dans tous les secteurs de l’économie, il permet de réduire les coûts, ce n’est pas forcément le cas dans le secteur de la santé. L’effet inflationniste du progrès technique sur les dépenses de santé est fréquemment retenu comme l’une des explications de la corrélation observée au niveau macroéconomique entre PIB et dépenses de santé.
Mais la complexité du lien entre progrès technique médical et dépenses de santé fait qu’il est assez malaisé de le modéliser ou de le repérer au niveau macroéconomique. Le plus souvent, le progrès technique n’apparaît pas explicitement dans les équations économétriques. Son effet, supposé globalement inflationniste, est simplement « capté » à travers une tendance temporelle ou bien directement dans la valeur de l’élasticité-revenu des dépenses de santé.
Les prix de la santé : une croissance en moyenne guère différente de celle des autres biens et services produits en France
L’analyse économique classique anticipe des gains de productivité relativement faibles dans le secteur de la santé parce que le facteur capital y est moins qu’ailleurs substituable au facteur travail. Elle pronostique donc une augmentation des prix de la santé plus forte que dans le reste de l’économie[9].
Pourtant, en France, ce n’est pas ce que l’on constate : depuis le début des années 1970, le prix de la santé a augmenté légèrement moins vite que celui du PIB. Dans le détail, on observe que le prix relatif des médicaments a beaucoup baissé, tandis que celui de l’hôpital a augmenté. Mais le secteur de la santé, pris dans son ensemble, semble avoir bénéficié de gains de productivité aussi rapides que dans le reste de l’économie.
Les facteurs institutionnels
Le dernier grand facteur d’évolution des dépenses de santé a trait au fonctionnement du système de soins : type de financement, degré de mutualisation des risques, degré de contrôle de la formation et de l’installation des professionnels, méthode de tarification et de régulation des prix, etc. Existe-t-il des arrangements institutionnels plus efficaces que d’autres en matière de maîtrise des dépenses ? C’est sans doute le cas, même s’il n’est pas aisé de les identifier[10]. Il apparaît probable en tout cas que la convergence des niveaux de dépenses de santé dans les pays développés, évoquée supra, se nourrisse d’une certaine convergence des modes de régulation du système de soins.
Les exercices de projection à long terme des dépenses de santé
Les projections de dépenses de santé reposent sur trois grandes familles de modèles qui diffèrent par l’unité d’analyse retenue : nations (modèles macroéconomiques), individus (modèles de microsimulation) et groupes d’individus de même âge et sexe (modèles de macrosimulation par cohortes). Ces derniers modèles sont les plus utilisés dans les projections de dépenses de long terme.
Synthèse des résultats : une hausse des dépenses de santé relativement modérée pour la France
Les projections de l’Ageing Working Group de la Commission européenne[11], reposent sur trois piliers : i) des projections de population, qui fournissent des effectifs par âge et sexe entre 2010 et 2060 ; ii) des projections de PIB ; iii) un profil par âge et par sexe de dépenses publiques de santé par tête, valable l’année de départ. Ces profils de dépenses évoluent dans le temps en fonction d’hypothèses relatives à trois facteurs : l’état de santé de la population à âge donné ; les coûts unitaires de santé ; l’élasticité de la demande de santé au revenu.
En 2013, la direction générale du trésor a réalisé ses propres projections à la demande du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie. Elles s’appuient sur un modèle de macrosimulation par cohorte (PROMEDE)[12], proche de celui utilisé par la Commission. Ce modèle offre néanmoins la particularité de distinguer les individus selon leur état de santé (souffrir ou non d’une affection de longue durée), là où les travaux de la Commission se contentaient de profils de dépenses moyennes par âge et sexe.
Le FMI[13] et l’OCDE[14] ont également proposé leurs projections de dépenses de santé, qui reposent sur une méthodologie un peu différente puisqu’elles introduisent un terme de croissance résiduel des dépenses de santé (« excess cost growth ») propre à chaque pays. Les dépenses de santé rapportées au PIB sont projetées en tenant compte d’abord des évolutions démographiques, puis de l’évolution de l’état de santé de la population et enfin en faisant une hypothèse sur ce terme de croissance résiduel.
Les résultats de ces différentes projections, pour leur scénario central, sont reproduits dans le tableau ci-dessous.
Des scénarios surtout sensibles aux hypothèses d’élasticité-revenu
Ce tableau met en évidence une assez grande variation des résultats d’un exercice à l’autre. Celle-ci reflète des hypothèses centrales différentes.
Synthèses de quelques exercices de projections récentes des dépenses de santé
(scénarios de référence)
Pour la France, c’est dans l’exercice de projections du FMI que les dépenses de santé augmentent le plus et, à l’opposé, dans le dernier exercice de la Commission (AWG, 2015) qu’elles augmentent le moins. Dans le premier exercice en effet, on fait l’hypothèse que le terme de croissance résiduelle des dépenses de santé observé sur la période 1995-2008, va se poursuivre indéfiniment. Les projections de la Commission, au contraire, supposent une convergence de l’élasticité-revenu des dépenses de santé, qui joue dans ces projections un peu le même rôle que le terme de croissance résiduelle. D’un niveau relativement faible dans le scénario central (1,1) mais plus élevé dans le scénario « risk » (1,4), cette élasticité doit ainsi converger vers 1 en fin de période.
Au sein d’un même exercice de projection, les écarts de projections d’un scénario à l’autre sont peu sensibles aux hypothèses d’évolution de la morbidité, mais dépendent beaucoup de celles qui sont retenues pour les déterminants non démographiques : élasticité-revenu de la dépense ou croissance résiduelle des dépenses. Or il est aujourd’hui bien difficile de dire quelle est l’hypothèse la plus raisonnable en la matière. L’hypothèse de convergence (vers 1 pour l’élasticité-revenu et vers 0 % pour la croissance résiduelle) suppose implicitement que la croissance observée aujourd’hui n’est pas soutenable. Mais en faisant cette hypothèse, on mélange peut-être des considérations relatives à l’évolution « spontanée » de la dépense et d’autres relatives à l'équilibre financier du système de soins, ce qui brouille un peu le message.
Pour la France, on a cherché, en utilisant les données des Comptes de transferts nationaux, à estimer une élasticité apparente des dépenses de santé par tête au PIB par tête, en neutralisant l’effet de la structure démographique sur les dépenses. On aboutit à des élasticités apparentes de
1,29 pour la décennie 1980, 1,23 pour la décennie 1990 mais 3,7 pour la décennie 2000. Cette forte hausse de l’élasticité apparente pour la décennie 2000 s’explique par la très faible croissance du PIB par tête.
De grandes incertitudes sur l’évolution future de l’état de santé de la population à âge donné
Finalement, l’intérêt principal des projections réalisées sur les dépenses de santé est d’estimer l’effet propre du vieillissement, en faisant éventuellement différentes hypothèses sur la façon dont les gains attendus d’espérance de vie vont se traduire en termes d’état de santé à âge donné. Pour la France, dans les projections analysées ici, le vieillissement devrait alourdir le poids de la santé dans le PIB de 0,3 à 1,1 point à l’horizon 2060, selon qu’il s’accompagne ou non d’une amélioration de l’état de santé à âge donné.
Le vieillissement « en bonne santé » est modélisé par le déplacement vers la droite du profil de dépenses par âge. Si l’hypothèse semble rationnelle, à notre connaissance, un tel déplacement n’est pas vraiment documenté pour le passé. De même, on ne formule jamais de « vraie » hypothèse de vieillissement en mauvaise santé, dans laquelle, à âge donné, l’état de santé se dégraderait. Mais il est vrai qu’il est difficile de rendre cette hypothèse compatible avec l’accroissement de l’espérance de vie, sauf à envisager une hausse très importante de l’espérance de vie en mauvaise santé.
Conclusion
Depuis les années 1950, la part du revenu national que la France consacre aux dépenses de soins n’a cessé d’augmenter. Aujourd’hui, la croissance des dépenses, ralentie depuis le début des années 1990, est davantage alimentée par le vieillissement de la population, dont l’influence était pourtant à peine discernable jusque dans les années 1980.
Les projections de dépenses de santé, outils précieux pour apprécier l’effet possible du vieillissement ou de l’amélioration de l’état de santé de la population, n’ont pas la prétention de prévoir ce que sera le niveau de ces dépenses dans trente ou quarante ans, ce dernier étant bien trop sensible à des ruptures technologiques par définition imprévisibles.
[1] Cet agrégat recense les dépenses de soins quel que soit leur financeur, mais exclut notamment les soins de longue durée et les indemnités journalières.
[2] Remerciements : l’auteur tient à remercier pour leurs commentaires, remarques ou transmission de documents, Nathalie Blanpain, Pierre-Louis Bras, Daniel Caby, Laurent Caussat, Gérard Cornilleau, Julien Damon, Jean-Michel Hourriez, Grégoire de Lagasnerie, Stéphane Le Bouler, Claire Marbot, Bruno Palier, Marie Reynaud, Romain Roussel, Marie-Odile Safon, Hélène Soual et Jean-Denis Zafar. Les éventuelles erreurs ou omissions présentes dans ce document sont de la seule responsabilité de son auteur.
[3] Une élasticité-revenu de 1,2 signifie que lorsque le revenu par tête augmente de 1 %, les dépenses de santé par tête augmentent de 1,2 %.
[4] Voir par exemple L'Horty Y., Quinet A.et Rupprecht F. (1997), « Expliquer la croissance des dépenses de santé : le rôle du niveau de vie et du progrès technique », Économie et prévision, n°129-130, p. 257-268.
[5] Bac C. et Cornilleau G. (2002), « Comparaison internationale des dépenses de santé : une analyse des évolutions dans sept pays depuis 1970 », DREES, Études et résultats, n°175.
[6] Dormont B. et Huber H. (2012), Vieillissement de la population et croissance des dépenses de santé, rapport pour l’Institut Montparnasse.
[7] Hourriez J.-M. (1993), « La consommation médicale à l'horizon 2010 », Économie et statistique, n°1, vol. 265, p. 17-30.
[8] Sur l’innovation dans le système de santé, voir : Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (2016), Innovation et système de santé.
[9] Baumol W.-J. (2012), The Cost Disease: Why computers get cheaper and Health care doesn’t, Yale University Press.
[10] Pour une tentative, voir FMI (2010), Macro-Fiscal Implications of Health Care Reform in Advanced and Emerging Economies.
[11] Commission européenne (2015), « The 2015 Ageing Report, Economic and Budgetary Projections for the 28 EU Member States (2013-2060) », European Economy, n°3/2015.
[12] Geay C. et Lagasnerie (de) G. (2013), « Projection des dépenses de santé à l’horizon 2060, le modèle PROMEDE », Documents de travail de la DG Trésor, n°2013/08.
[13] FMI (2010), op. cit.
[14] Maisonneuve (de la) C. et Oliveira Martins J. (2013), « Public spending on health and long-term care: a new set of projections », OECD Economic Policy Papers, n°6.
[15] Les exercices de projections des dépenses de santé reposent sur des champs différents, ce qui explique les écarts constatés en début de période.