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Point de vue
Publié le
Mercredi 19 Octobre 2022
Le changement climatique ou l’effondrement de la biodiversité vont accroître les aléas exceptionnels. Or les méthodes d’évaluation socioéconomique (ESE) actuelles présentent des limites pour la prise en compte du très long terme et ont en particulier des difficultés à intégrer « l’exceptionnel ». Il faut donc repenser fondamentalement le cadre de l’ESE quand on s’intéresse à des horizons temporels lointains. L’analyse conduite dans le cadre du projet de centre industriel de stockage géologique (Cigéo) de création d’un centre de stockage géologique profond des déchets radioactifs à vie longue fournit une première base à cette réflexion. Il s’agit d’une technologie mature qui permet la gestion des déchets radioactifs, que l’on peut confronter à une autre technologie connue de gestion de ces mêmes déchets, l’entreposage longue durée (ELD).
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pour les projets de très long terme - Les enseignements de la contre-expertise du projet Cigéo

Introduction [1]

Le centre de stockage de déchets radioactifs Cigéo doit être construit, sous réserve de l’obtention d’autorisation de création, à la limite de la Meuse et de la Haute-Marne dans une couche d’argile [2], qui présente des caractéristiques, notamment de stabilité et d’imperméabilité, favorables au confinement des éléments radioactifs et au stockage profond de déchets radioactifs. Il est prévu d’y stocker à 500 mètres de profondeur les déchets de haute activité (HA) et de moyenne activité à vie longue (MA-VL), qui représentent à peine plus de 3 % du volume de déchets répertoriés mais dont la durée de vie va jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’années et dont la radioactivité est élevée – les déchets HA concentrant à eux seuls 94,9 % de la radioactivité des déchets radioactifs français. Les volumes de déchets HA et MA-VL de l’inventaire de référence utilisés pour le dimensionnement du centre de stockage Cigéo correspondent aux déchets produits et à produire par les installations nucléaires existantes jusqu’à leur fermeture, c’est-à-dire environ 10 000 m3 pour les déchets HA (soit 56 000 colis) et environ 73 000 m3 pour les déchets MA-VL (soit 167 000 colis).

Après une phase industrielle pilote d’environ vingt ans, le passage en phase de fonctionnement permettra le stockage sur le centre Cigéo jusqu’en 2145 des colis de déchets MA-VL puis HA, dont l’acheminement est prévu principalement par voie ferrée. Pendant la phase de fonctionnement, le stockage géologique est dit « réversible » : il restera possible de revenir sur des choix antérieurs et les colis de déchets seront récupérables, ce qui signifie qu’ils pourront être retirés du centre de stockage Cigéo. Après cette date, le centre de stockage Cigéo pourra être fermé : la couche géologique se substituera aux actions de surveillance réalisées par la société afin de permettre une « sécurité passive ». Les résultats de la contre-expertise [3] montrent que ce sont les dommages sanitaires et environnementaux susceptibles d’advenir en l’absence d’une telle sécurité passive, même si on les suppose de taille très raisonnable, qui sont à l’origine des bénéfices de Cigéo.

Le projet Cigéo présente une durée de réalisation (appelée « fonctionnement » plus haut) très longue – d’environ 150 ans [4] – et ses bénéfices perdureront sur des milliers d’années. Il s’agit donc d’une bonne opportunité pour réfléchir aux différentes dimensions de l’évaluation de très long terme, qu’il s’agisse des définitions de l’option de référence, du scénario de référence, de l’horizon pertinent, du taux d’actualisation, du type d’incertitude à prendre en compte, ou de son rôle dans l’éventail de nos responsabilités vis-à-vis des générations futures lointaines.

1. Choix de l’option de référence : quelle position par rapport à la loi ?

Comme énoncé dans le Guide de l’évaluation socioéconomique des investissements publics, « [l]’évaluation socioéconomique permet d’apprécier le bénéfice d’un investissement pour la collectivité, en analysant les gains de bien-être et les coûts que celui-ci induit pour la collectivité [5] ». Ces gains et coûts ne peuvent être mesurés qu’en différentiel par rapport à une situation de référence qui se décompose en deux parties : un scénario de référence qui définit le cadrage macroéconomique (traité dans la prochaine section) et une option de référence, « (…) situation contrefactuelle qui est la situation qui prévaudrait dans le cas où l’investissement considéré ne serait pas réalisé [6] ». La nature particulière des déchets radioactifs s’accompagne de questionnements compliqués relatifs à la sécurité et à la prise en compte du long terme. Cela rend particulièrement ardue la définition de l’option de référence (c’est-à-dire ce qu’il se passerait si l’on ne faisait pas le projet) ; notamment, ne rien faire n’est pas une option.

Comme pour les déchets industriels toxiques (à vie infiniment longue), il faut pour se protéger d’abord détruire et recycler (inerter ou transmuter) ce qui peut l’être, puis confiner ce qui reste, soit en entreposage de surface ou de subsurface, soit en stockage géologique à plus ou moins grande profondeur.

Plusieurs technologies peuvent être considérées pour le stockage des déchets (tableau 1).

Tableau 1 – Présentation des options de stockage des déchets radioactifs Options Caractéristiques principales Avantages Inconvénients

Point de vue - ESE - Cigéo - Octobre 2022
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La séparation-transmutation peut contribuer à la diminution de l’inventaire, mais il apparaît clairement qu’elle ne suffit pas pour le supprimer, en l’état prévisible de la technologie.

Le « forage profond » (deep borehole) dans le socle cristallin à environ 3 000 à 4 000 mètres de profondeur [7] (presque dix fois plus profond que Cigéo) est une technique qui utilise les progrès des techniques de forage réalisés ces dernières décennies par le secteur pétrolier et gazier. Elle ne permet pas a priori la récupérabilité des colis, et suppose de fermer le forage rapidement une fois les colis descendus. En revanche elle peut préserver la réversibilité – dans le sens où il s’agit d’un processus par étapes : chaque forage permet de stocker un petit nombre de colis, puis on recommence un peu plus loin. Tout ceci explique par ailleurs son intérêt pour des petits volumes, et des déchets avec des colis de taille réduite. Mais cette technique présente clairement au stade actuel les mêmes problèmes d’acceptation par les populations locales que le stockage « type Cigéo », ainsi que des coûts plus importants liés à la grande profondeur (surtout dans les cas de colis de volumes importants) et des incertitudes beaucoup plus grandes liées à son manque de maturité. Au seul vu de ses coûts bruts prévisionnels retenus dans l’ESE, le « forage profond » apparaît d’emblée clairement dominé par Cigéo. Une meilleure appréhension de la valeur de la recherche aurait peut-être pu éviter la disqualification immédiate de cette option. En effet, le « forage profond » n’est pas une technologie mature, ce qui explique les coûts de réalisation et de R & D prévus. Cependant, lorsqu’il s’agit de projets de très long terme, la capitalisation du socle de connaissances acquis grâce à la R & D réalisée permettra des avancées dans d’autres domaines et devrait donc être valorisée, et portée au crédit du « forage profond ». Ainsi, la possibilité de réaliser de la R & D dans le cadre des projets de très long terme devrait-elle être valorisée dans les ESE de ces projets. À l’inverse, retarder Cigéo pendant dix ou vingt ans, pour réaliser au préalable de la R & D sur d’autres projets et s’assurer que Cigéo reste le plus rentable, présente le risque de fragiliser l’acceptation locale avec pour conséquence la perte du site d’implantation.

L’entreposage de longue durée (ELD) est réalisé en surface ou à faible profondeur, et nécessite une surveillance humaine. Au contraire des solutions pérennes, considérer l’ELD comme une option implique :

  • d'avoir à en considérer les coûts et les risques en termes sanitaires et environnementaux selon les évolutions des sociétés ;
  • et donc d’avoir à construire un scénario de référence qui va au-delà de la date prévue de l’achèvement de Cigéo (2155) ou du « forage profond », en s’intéressant ainsi explicitement aux générations futures lointaines.

Cela montre combien l’ELD est une alternative importante et conduit à questionner la pertinence du choix du forage profond plutôt que de l’ELD comme option de référence, mais l’une des difficultés à laquelle a été confrontée l’ESE pour le choix de l’option de référence est que la solution d’ELD, qui serait l’option la plus naturelle, n’est pas compatible avec les lois de 2006 et 2016 qui imposent une solution pérenne [8]. Face à une problématique inédite – protéger les générations futures lointaines des risques des déchets radioactifs à vie longue –, il semble pertinent de mettre en première ligne la question des impacts sanitaires et environnementaux, et, pour ce faire, de s’écarter du strict cadre de la loi et de retenir l’ELD comme l’option de référence. Cela permettrait de réaliser les analyses socioéconomiques comparant Cigéo à l’ELD, en prenant en compte les caractéristiques actualisées de Cigéo (en particulier son niveau de coût) comme la vision actuelle des mondes possibles à très long terme. Cet exercice a notamment été réalisé lors de la contre-expertise du projet (voir encadré).

La gestion des déchets HA et MA-VL repose actuellement sur des solutions d'entreposage « temporaire », i.e. dont la durée de vie est de quelques décennies. Ces solutions sont sûres mais cette sûreté repose sur des systèmes actifs de surveillance-maintenance-protection, et sur le renouvellement des entreposages à l’échéance de leur durée de vie [9] tant que l’on n’a pas mis en place de « solutions pérennes » (i.e. qui n’exigent plus l’intervention « active » de l’homme). En rester là suppose de transmettre aux générations futures lointaines les coûts de gestion et de renouvellement de ces entreposages, mais aussi des risques sanitaires et environnementaux au cas où elles ne disposeraient plus de compétences scientifiques et industrielles, de moyens économiques et d’institutions capables de mettre en œuvre cette gestion et ces renouvellements avec le niveau de qualité requis. En effet, une société dégradée ne serait pas en capacité d’assurer le respect des normes pour l’emballage et l’entreposage, et de fournir l’expertise nécessaire pour limiter la portée de potentiels incidents.

Après une longue maturation structurée par la loi de 1991 autour des trois axes de recherche pour des solutions à long terme – séparation-transmutation, entreposage et stockage réversible en couche géologique profonde –, les lois de 2006 et 2016 ont retenu le stockage géologique profond sur le site de Cigéo comme solution [10] pour la gestion à long terme des déchets.

Le stockage géologique a pour objectif de proposer une solution pérenne. En cohérence avec le choix de matrice et de colis adaptés aux types de déchets, il fournit une barrière « passive » pour assurer le confinement des radionucléides et assurer à très long terme la protection de l’homme et de l’environnement (« solution pérenne »).

S’autoriser à raisonner hors du cadre législatif en cours peut paraître surprenant ou contre-productif car contraire à l’usage pour les évaluations socioéconomiques standards. Cependant, les bénéfices de Cigéo résident essentiellement dans la réduction du risque d’accident qui pourrait survenir dans le cas de l’ELD. Cet accident engendrerait des dommages sanitaires et environnementaux locaux mais considérables et, compte tenu de la durée de vie des déchets radioactifs, la probabilité d’occurrence d’un tel accident n’est pas négligeable. C’est en fait bien cela qui a motivé la loi en vigueur actuellement. Pour se prononcer sur ce type de sujets, les parlementaires devraient désormais pouvoir disposer, entre autres éléments, d’une évaluation socioéconomique menée explicitement. Enfin, la problématique de très long terme de la gestion des déchets radioactifs ne rend finalement pas si irréaliste la possibilité de remise en question de la loi.

2. Choix du scénario de référence : quel monde dans le futur lointain ?

On ne peut mesurer la valeur d’un bénéfice futur sans contextualiser ce dernier dans le cadre économique dans lequel il se matérialisera. Pour prendre en compte l’ELD, l’ESE a donc été amenée à s’interroger sur les perspectives économiques au-delà des horizons habituels (2020-2600).

En effet, avec la prise en compte de l’ELD il devient nécessaire d’avoir un scénario de référence à très long terme :

  • d’une part, il permet d’actualiser les coûts de renouvellement et d’exploitation des ELD à ces horizons, puisqu’il fournit des paramètres clés tels que le taux de croissance et l’évolution des prix relatifs des coûts de cette option de projet par rapport au PIB ;
  • d’autre part, il permet de penser et de valoriser les impacts sanitaires et environnementaux en cas de basculement vers des sociétés dont les capacités techniques, économiques et institutionnelles seraient insuffisantes pour éviter l’abandon partiel ou total de la gestion de ces ELD. C’est pour cette raison que l’ESE introduit un scénario dit « KO » [11], pour l’opposer au scénario dit « OK » (tableau 2).

Tableau 2 – Description des scénarios de référence de l’ESE

Point de vue - ESE - Tableau 2 - Octobre 2022
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2.1. S’autoriser des représentations très différentes du monde futur

Il faut d’abord s’intéresser plus clairement aux deux « situations types », alternatives au scénario OK qui se situe dans la continuité des prévisions réalisées actuellement, pour lesquelles on pourrait préférer pour les générations futures lointaines le stockage géologique plutôt que l’ELD :

  • ce sont d’abord des scénarios de croissance pour encore un ou quelques siècles, puis l’atteinte de limites à la croissance avec l’instauration d'une stagnation pluriséculaire et plurimillénaire – et donc des taux d’actualisation à très long terme convergeant vers 0 %. Or ces déchets radioactifs doivent être confinés pendant plusieurs dizaines à plusieurs centaines de milliers d’années. Cela impliquerait donc des montants considérables liés à la récurrence des coûts d’entreposage sur la très longue durée. Avec de telles perspectives, l’hypothèse d’une prospérité meilleure pour les générations futures ne compense pas la rémanence sur plusieurs centaines de milliers d’années des coûts de gestion de l’entreposage. C’est l’argument de coût qui peut favoriser l’option Cigéo, si la stagnation apparaît rapidement ;
  • ce sont ensuite des scénarios de décroissance prononcée et longue, avec possibilité de division par deux ou trois du PIB par tête de la France puis stagnation pluriséculaire à ce niveau bas. C'est en fait ce qui correspondrait au narratif de KO et à la possibilité d’entreposage de surface laissé « à l’abandon » ou mal entretenu. On aurait alors des risques d’accidents plus élevés avec des impacts sanitaires et environnementaux localement sur de très longues durées, i.e. sans capacité technique de prévenir ex ante et de prendre ex post des contre-mesures (évacuation des populations, décontamination des sols). C’est l’argument de sûreté qui favorise l’option Cigéo.

Dès qu’on dépasse les horizons d’une trentaine d’années des projets d’investissement habituels, il convient donc de s’autoriser des représentations du monde futur très différentes de celui qu’on connaît actuellement, mais réalistes sous l’angle de la littérature d’histoire économique. Une partie des opinions publiques intègre en effet dans sa vision du futur des scénarios de régression économique très prononcés. De tels scénarios sont aussi apparents dans la reconnaissance des faits historiques depuis l’apparition de l’homme sur Terre, dont celle des graves crises de civilisation : chute de l’Empire romain, épidémie de peste du XIVe siècle, stagnation millénaire, etc.

2.2. Questionner le réalisme des scénarios « standards »

Les taux de croissance du scénario OK, fondés sur ceux du COR (version 2017) [12] jusqu’en 2060 et sur une prolongation du niveau atteint sur la décennie 2050 à 2060 (de 1,24 % à l’horizon 2600), aboutissent à un PIB/tête de 40 millions d’euros en 2600 (plus de mille fois le niveau actuel). C’est un chiffre sur lequel on doit évidemment s’interroger au-delà du simple rappel que le PIB/tête français a été multiplié par 23 entre le début du XVIIIe siècle et aujourd’hui [13] : les 1 500 années qui ont précédé le début du XVIIIe siècle n'ont pas vu le PIB/tête français ou gallo-romain multiplié par 50.

Or, le taux de croissance via le taux d’actualisation sert à éclairer des décisions. C’est sans doute pour cette raison que des variantes intermédiaires et basses pour le taux d’actualisation sont aussi considérées dans l’ESE. Mais, outre leur aspect ad hoc, elles ne permettent pas de prendre en compte réellement ces dimensions, à un moment où l’évolution climatique, l’affrontement géopolitique Chine/États-Unis, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’apparition de pandémies et la finitude des matières premières, parmi d’autres facteurs, conduisent à s’interroger sur des ruptures défavorables à 100 ou 150 ans, et à une réelle ouverture du champ des possibles au-delà.

Ces considérations conduisent à suggérer le scénario OK alternatif suivant : un scénario dont la croissance diminue très progressivement vers zéro, avec un horizon que l’on prendra très éloigné (plusieurs centaines d’années).

2.3. Se doter d’un scénario central

Il faut éviter de réaliser une ESE spécifique à chaque régime (OK ou KO), ce qui ferait disparaître l’essentiel des effets du risque dans l’analyse. La réalité, c’est que le décideur ne sera pas en situation de décider en connaissance du régime de croissance qui prévaudra pour les siècles à venir. Dans le monde réel, le décideur devra se prononcer dans l’incertitude sur la prospérité dont bénéficieront – ou pas – les générations futures qui auront à gérer l’aval du cycle de nos combustibles nucléaires. Il est vrai cependant que si l’option Cigéo domine une option alternative Y quel que soit le régime de croissance considéré, alors Cigéo domine aussi Y lorsque le régime de croissance est incertain, et ceci quelle que soit la probabilité du régime KO. C’est essentiellement le cas pour toutes les options Y considérées dans le rapport Andra (2020) [14], mais ce n’est pas le cas si on considère l’option ELD. Il faut accepter de se mettre dans une situation d’ignorance par rapport au régime de croissance qui prévaudra à l’avenir, afin de quantifier ce bénéfice assurantiel : l’option Cigéo a une valeur que l’ELD n’a pas, celle d’offrir une assurance aux générations futures qui auraient à sacrifier beaucoup pour gérer nos déchets (dont elles auraient perdu le contrôle et la compréhension) alors qu’elles seraient elles-mêmes dans une situation économiquement critique. Ce bénéfice assurantiel du stockage géologique profond est sans doute au cœur de l’esprit de la loi.

Au-delà de la prise en compte du risque, la multiplicité de scénarios n’est pas opérationnelle et laisse la porte ouverte à de nombreuses interprétations. En effet, l’ESE conduit alors à des résultats différents selon le monde considéré, mais lequel faut-il choisir ?

Sur ces bases, les rapports d’ESE devraient non seulement comprendre des évaluations fondées sur les scénarios envisagés, mais présenter aussi un scénario central (ou de référence), construit sur une calibration précise, qui intègre directement les risques. Ce scénario central doit être bien explicité, avec des paramètres (notamment les probabilités utilisées) clairement spécifiés et justifiés. Dans le cas de Cigéo, cela implique en particulier de probabiliser les scénarios OK et KO. Des conclusions préliminaires issues de l’analyse de ce scénario central doivent être proposées sans ambigüité, ce qui permet d’avoir un résultat principal. La prise en compte des incertitudes qui pèsent sur certains paramètres clés de ce scénario central doit ensuite être réalisée grâce à des analyses de sensibilité spécifiques qui permettent d’obtenir des résultats supplémentaires venant compléter le résultat principal.

3. L’actualisation

Cigéo impose des coûts considérables dans la décennie à venir (voir encadré), tandis que l’ELD conduit nécessairement à des coûts sur les prochains siècles. Compte tenu de la durée de vie des déchets radioactifs considérés, l’évaluation socioéconomique des stratégies de l’aval du cycle nucléaire nécessite de faire des arbitrages intergénérationnels pour l’allocation temporelle de leurs coûts. Ces arbitrages se traduisent par le choix du taux d’actualisation qui est bien déterminant, puisqu’un taux d’actualisation faible favorise le projet Cigéo, tandis qu’un taux d’actualisation élevé favorise l’ELD (dont les coûts socioéconomiques sont plus étalés dans le temps).

Le fondement moral de l’actualisation, c’est que dans une économie en croissance, investir accroît les inégalités intergénérationnelles et va donc contre le bien commun intégrant une aversion à ces inégalités. Dans ce contexte, le taux d’actualisation est le taux de rendement minimal nécessaire pour compenser cette détérioration du bien commun. Les ESE doivent donc veiller à utiliser un taux d’actualisation fondé sur des hypothèses de croissance compatibles avec celles utilisées pour mesurer les coûts et les bénéfices des projets.

De plus, les rapports Gollier (2011) [15] et Quinet (2013) [16] recommandent d’ajuster le taux d’actualisation d’un projet en fonction de sa capacité à accroître ou réduire le risque collectif. Dans le cadre d’évaluations socioéconomiques à très long terme, on peut sans doute ignorer la partie « mouvement brownien » de l’incertitude. En revanche, celle qui conduit à passer de situations OK à KO et inversement doit être prise en compte et donc intégrée au calcul d’actualisation. Une méthodologie plus simple que celle de Gollier (2011), et donc aisément utilisable, pourrait être envisagée, avec un nombre restreint d’occurrences de catastrophes et seulement deux états de la nature (voir encadré).

Enfin, s’interroger sur l’effort à consentir aujourd’hui pour les générations futures ramène au débat sur le taux de préférence pure pour le présent, entre ceux qui militent pour le mettre à zéro [17] au motif d’éviter de « sacrifier » les générations futures lointaines, et ceux qui militent au contraire pour lui donner une valeur positive, craignant sinon, en cas de croissance nulle ou négative à très long terme, que la « dictature du futur » liée au nombre des individus des générations successives entraîne au contraire des sacrifices exorbitants [18] sur les projets personnels des générations présentes [19]. Le paramètre d’aversion aux inégalités joue aussi un rôle clé : faut-il l’aligner sur l’aversion au risque des générations présentes et/ou leur aversion aux inégalités au sein des sociétés actuelles, ou au contraire le calibrer autrement ?

4. La prise en compte des grands arbitrages

Les conclusions de la contre-expertise sur l’ESE de Cigéo s’accompagnent enfin d’une conviction : le projet doit être replacé dans une vision de long terme plus globale de nos responsabilités vis-à-vis des générations futures lointaines et ainsi ne doit pas se réaliser « à tout prix ».

Les déchets radioactifs HA et MA-VL ne sont en effet que l’un des domaines importants présentant des risques d’impacts sanitaires et environnementaux à très long terme. L’évolution du climat, de la biodiversité, des pandémies, la finitude des ressources, les déchets industriels toxiques – pour n’en citer que quelques-uns – appellent tous des investissements publics qui visent à protéger les générations futures lointaines. Cela doit réinterroger la part de l’épargne destinée aux générations futures et son orientation vers ce qui sera le plus efficace. Les ESE devraient non seulement être utilisées pour savoir si la valeur actuelle nette (VAN) d’un projet est positive ou non, mais également pour hiérarchiser différents projets, aux objectifs différents.

4.1. Partager une grille d’analyse des risques à très long terme

Une guerre nucléaire mondiale est clairement un risque majeur global aux conséquences irréversibles. L’évolution du climat pourrait présenter des conséquences différentes, mais également systémiques, dans les scénarios d’émissions de gaz à effet de serre les plus élevées. Les actions visant à diminuer les probabilités d’occurrence de ces scénarios les plus défavorables, ainsi que celles visant à préparer les moyens de s'adapter lorsque c’est encore possible, sont probablement les plus importantes pour les générations futures.

Les déchets radioactifs HA et MA-VL comme les déchets industriels toxiques peuvent être très dangereux pour la santé et l’environnement dans la mesure où ils peuvent se retrouver concentrés dans les chaînes alimentaires. Il existe cependant un consensus scientifique pour avancer que leurs impacts sont a priori locaux [20], et peuvent être réversibles dans une certaine mesure en fonction des moyens techniques disponibles, même si ce consensus est mal accepté par la population.

Il semble indispensable d‘élaborer une grille d’analyse des risques à très long terme qui permette de distinguer des degrés dans l’échelle des dangers, l’échelle géographique et le niveau de réversibilité.

4.2. Analyser les impacts sanitaires et environnementaux

L’existence actuelle de normes environnementales ne doit pas empêcher l’analyse des impacts sanitaires et environnementaux explicitement, si l’on souhaite évaluer les conséquences réelles d’options d’investissement dans des mondes possibles différents du nôtre et plus défavorables. En effet, rien n’assure que la société soit en mesure de respecter ces normes environnementales dans un futur éloigné (à l’inverse, le progrès technique pourrait conduire à un renforcement de normes devenues moins coûteuses). D’une part, cela implique de prendre en compte la possibilité que les normes ne soient pas respectées ou soient différentes dans un futur lointain pour l’évaluation correcte des coûts d’un projet avec un type de risque donné. Ainsi, le reconditionnement régulier des colis de déchets radioactifs, nécessaire pour l’ELD, n’est-il pas forcément garanti dans 300 ans.

D’autre part, les normes empêchent de disposer d’une grille de comparaison des risques appartenant à des domaines différents, comme les déchets industriels toxiques. Par exemple, les normes sur les déchets radioactifs sont plus strictes mais correspondent à des situations plus rares que celles qui sont pertinentes pour les déchets industriels « standards ». Dans le cas de Cigéo, au-delà de 150 ans, seul l’ELD voit son coût augmenter en cas de non-respect de normes pré-établies.

Ceci doit aussi conduire à des réflexions sur la valeur que les générations futures accorderont à la vie et à leur environnement, en fonction du régime économique (OK ou KO) qu’elles auront à affronter. Ces remarques appellent à interroger la validité des valeurs tutélaires construites actuellement, qui sont très spécifiques à notre monde présent et impliquent des réflexions méthodologiques – probablement très complexes – autour de la construction de nouvelles valeurs tutélaires (valeur de la vie, de la biodiversité, du sous-sol, notamment, dans le cas des déchets radioactifs), utilisables quel que soit le problème de long terme étudié.

4.3. Étendre l’horizon temporel des exercices de prospective ?

Prendre en compte les risques à très long terme conduit enfin à étendre l’horizon temporel des exercices de prospective. Ouvrir notre regard sur les mondes possibles pertinents pour ces analyses au-delà de la centaine d’années implique de revenir sur l’histoire longue des civilisations en s’appuyant non seulement sur l’histoire économique, mais aussi les réflexions d’historiens sur les conditions à long terme de la croissance comme du déclin des civilisations. L’objectif est non seulement de s’interroger sur les tendances lourdes, mais aussi sur l’imagination à avoir concernant les possibilités d’action et d’initiative des individus comme des communautés humaines dans l’avenir lointain. C'est d’autant plus important qu’au cœur des réflexions sur nos obligations vis-à-vis des générations futures se retrouve souvent le dilemme protéger les conditions de vie/ouvrir l’espace des choix (sécurité/liberté). Prendre des décisions de dépenses importantes aujourd’hui, qui seraient légitimées par des bénéfices attendus dans 500 ou 1 000 ans, peut être discutable, tout comme l’est celle de laisser la gestion des déchets radioactifs aux générations futures sous prétexte qu’elles sont éloignées dans le temps.

Conclusions

La contre-expertise du projet Cigéo a été l’occasion de préciser certaines caractéristiques souhaitables de l’évaluation socioéconomique pour les projets de très long terme. Si la dernière partie de ce billet s’est attachée à élargir la dimension du débat avec certaines considérations qui ne sont pas immédiatement applicables mais identifient plutôt des pistes de réflexion, d’autres recommandations – issues de cette dernière partie comme du reste du billet – devraient être dès à présent prises en compte dans les exercices actuels d’évaluation socioéconomique. La liste ci-dessous distingue clairement les enseignements valables pour toutes les ESE de ceux à retenir pour les ESE des projets de très long terme :

1. il peut être pertinent de s’affranchir du strict cadre de la loi pour définir les options et scénarios de référence d’une ESE ;

2. il est nécessaire de définir un scénario de référence central qui intègre les risques, assorti d’analyses de sensibilité, dans la mesure où le décideur devra se prononcer dans une situation d’incertitude, sans que cela n’exempte de la description fine des scénarios constitutifs de ce scénario central ;

3. les ESE doivent veiller à utiliser un taux d’actualisation fondé sur des hypothèses de croissance compatibles avec celles utilisées pour mesurer les coûts et les bénéfices des projets ;

4. les ESE des projets de très long terme et mobilisant de larges ressources devraient non seulement être utilisées pour savoir si la VAN d’un projet est positive ou non, mais également pour hiérarchiser différents projets, aux objectifs différents.

5. À très long terme, il convient de s’autoriser des représentations du monde futur très différentes de celui qu’on connaît actuellement, avec notamment des scénarios de régression économique très prononcés.

Encadré – Comparaison entre l’ELD et Cigéo dans la contre-expertise

 

Les chroniques de coûts des options Cigéo et ELD sont les suivantes :

  • d’une part, Cigéo nécessite un coût de 5 milliards d’euros dans les six prochaines années, puis un coût moyen de 200 millions d’euros dans les cent années suivantes, sans flux de dommages une fois le centre fermé [21] ;
  • d’autre part, l’ELD combine deux coûts, le coût direct lié au flux de dépenses brutes de 100 millions d’euros par an, combiné au coût indirect lié au flux de dommages sanitaires et environnementaux, supposé dans le scénario KO de la contre-expertise d’un montant de 500 millions d’euros par an.

 

L’impact sur le bien-être intergénérationnel des options Cigéo et ELD est mesuré dans le scénario central suivant :

  • il y a deux régimes de croissance, OK et KO. Le taux de croissance de la consommation est de 1,24 % par an dans le régime OK et de -0,5 % par an dans le régime KO ;
  • si on se trouve dans le régime OK en l’année t, il existe une probabilité pok = 0,1 % de basculer dans le régime KO l’année t+1. Si on se trouve dans le régime KO en l’année t, il existe une probabilité pko =1 % de basculer dans le régime OK l’année t+1 (et donc de 99 % de rester en régime KO) ;
  • en supposant un taux de préférence pure pour le présent nul et une aversion aux inégalités de 2, le taux d’actualisation socialement désirable du scénario central est de 2,48 % à court terme et il devient 1,4 % à long terme.

 

Tableau 3 – Valeurs actualisées des coûts (horizon temporel : 2600)

Point de vue - ESE - Cigéo - Tableau 3 - Octobre 2022
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Les résultats montrent que ce sont les dommages sanitaires et environnementaux susceptibles d’advenir avec l’ELD, quand bien même ils ont été supposés de taille très raisonnable, qui sont à l’origine des bénéfices de Cigéo.

 

Les opinions exprimées dans ces documents engagent leurs auteurs
et n'ont pas vocation à refléter la position du gouvernement


[1] Ce billet reprend des éléments de la contre-expertise du projet Cigéo (Bouttes J.-P., Gollier C., Mascle Allemand A.-L., Pommeret A. et Preud’Homme É. [2021], Contre-expertise de l’évaluation socioéconomique du projet de Cigéo, rapport au Secrétariat général pour l’investissement, février) afin de mettre en évidence les enseignements qui peuvent en être tirés en matière d’ESE des projets de très long terme. Il fait également suite au colloque « Évaluation socioéconomique des investissements publics : comment prendre en compte le très long terme et le risque dans la décision publique ? » organisé le 22 septembre 2022 par France Stratégie. Certaines conclusions restent cependant sous la seule responsabilité de l’auteur de ce billet.
[2] Âgée de 160 millions d’années, l’argilite du Callovo-Oxfordien est une roche argileuse étudiée pour le stockage profond des déchets les plus radioactifs du fait de ses propriétés remarquables.
[3] La loi du 31 décembre 2012 instaure l’obligation d’évaluation socioéconomique préalable des projets d’investissements financés par l’État et ses établissements publics et une contre-expertise indépendante de cette évaluation lorsque le niveau de financement dépasse un seuil que le décret d’application de la loi a fixé à 100 millions d’euros.
[4] Le projet Cigéo a été initié suite à une décision parlementaire prise en 2006 et une phase de démantèlement des installations en surface est prévue entre 2145 et 2155, durant laquelle le centre de stockage sera refermé progressivement.
[5] France Stratégie et DG Trésor (2017), Guide de l’évaluation socioéconomique des investissements publics, décembre, p. 9.
[6] Ibid., p. 15.
[7] Le développement d’un projet de forage profond en France nécessiterait d’importants travaux de recherche de site, qui ne sont pas envisagés à ce stade par la loi.
[8] Pour réintroduire l’évaluation de l’ELD tout en mobilisant toujours le « forage profond » afin d’avoir une solution pérenne, l’ESE va construire une option de référence pour laquelle on accepte la possibilité d’un échec de la maîtrise de la technologie de « forage profond » (comme de la capacité à retrouver la disponibilité d’un site de stockage géologique du « type Cigéo »). Dans cette situation d’échec, on mobilise alors l’ELD qui s’avère plus intéressant sur le plan économique dès que l’on utilise à très long terme des taux d'actualisation « usuels ». L’ESE s’intéresse aussi à une option de référence sans R & D pour le « forage profond » et donc uniquement de l’ELD dans sa section de discussion et mise en perspective des résultats.
[9] On n’attend pas de fort progrès technique permettant de réduire le coût de renouvellement de l’entreposage.
[10] Plus précisément, la loi mentionne une « solution de référence », à ne pas confondre avec l’option de référence telle que définie par le Guide de l’évaluation socioéconomique des investissements publics.
[11] La prise en compte d’un scénario avec régression institutionnelle et dégradation économique constitue un apport déterminant du rapport Andra (2020), Évaluation socioéconomique du projet global Cigéo. Solution de référence de stockage géologique profond retenue pour les déchets radioactifs de haute activité et de moyenne activité à vie longue, Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, août.
[12] DG Trésor (2017), « Scénarios macroéconomiques pour les projections 2017 du Conseil d’orientation des retraites », note pour le COR.
[13] Voir Maddison A. (2007), Contours of the World Economy. 1-2030 AD: Essays in Macro-Economic History, Oxford, Oxford University Press..
[14] Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, août » par « Andra (2020), Évaluation socioéconomique du projet global Cigéo…, op. cit.
[15] Centre d’analyse stratégique (2011), Le calcul du risque dans les investissements publics, rapport de la mission présidée par Christian Gollier, juillet.
[16] France Stratégie (2013), L’évaluation socioéconomique des investissements publics, rapport du groupe de travail présidé par Émile Quinet, t. I, septembre.
[17] C’est notamment le cas de Ramsey et Rawls.
[18] Il n’est d’ailleurs pas anecdotique de rappeler que ce paramètre, initialement positif, a été introduit en économie pour permettre techniquement la finitude du bien-être intergénérationnel, exprimé comme la somme actualisée du flux de bien-être de la séquence infinie de générations à venir.
[19] C’est notamment le cas de Koopmans et Arrow.
[20] Voir Bouttes J.-P. et al. (2021), Contre-expertise de l’évaluation socioéconomique du projet de Cigéo, op. cit., p. 49.
[21] Voir Andra (2020), Évaluation socioéconomique du projet global Cigéo…, op. cit., p. 188. Dans les phases antérieures, l’ELD et Cigéo sont supposés présenter des risques à peu près équivalents.

 

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Aude Pommeret
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Développement durable et numérique