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Pauvreté et numérique

Comment dématérialiser sans exclure, quand cinq millions de personnes en France cumulent précarités sociale et numérique ? C’était l’objet du dernier débat du cycle Mutations sociales, mutations technologiques, organisé avec l’EHESS et Inria, le 4 mai 2017.

Publié le : 04/05/2017

Mis à jour le : 05/02/2025

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Le service en ligne a remplacé le guichet. Désormais pour s’inscrire ou se réinscrire à Pôle emploi, demander une allocation familiale ou consulter ses remboursements d’assurance maladie, la première étape consiste à se créer un espace personnel sur les sites dédiés des e-administrations concernées. Or la démarche suppose, au-delà des moyens matériels d’accès (ordinateur ou smartphone, adresse e-mail), des compétences numériques qu’un Français sur cinq ne maîtrise pas...

Exclus numériques

Pensée comme un vecteur de simplification, la dématérialisation des services publics (l’e-administration) était censée réduire le non-recours aux droits, donc l’exclusion sociale. Or « sur le terrain, elle semble produire l’effet inverse », explique Pierre Mazet, chercheur à l’Observatoire des non-recours aux droits et services. « La dématérialisation se heurte à la fracture numérique. »

Un constat largement confirmé par les statistiques disponibles. 15 % des adultes se disent notamment incapables d’entreprendre des démarches administratives en ligne, même avec de l’aide, selon le baromètre 2016 du numérique – une étude de l'Arcep, du Conseil général de l'économie et de l'Agence du numérique. Parmi eux, il y a ceux qui n’ont jamais utilisé Internet – 12 % des Français contre 6 % des Suédois selon Eurostat – et ceux, bien plus nombreux encore, qui, bien qu’ayant un accès au web, rencontrent des difficultés « pour accomplir des démarches administratives courantes » – 20 % des usagers et une personne sur quatre parmi les publics précaires, selon une étude du Défenseur des droits.

Jeunes sans diplôme, ménages à bas revenus, personnes handicapées, âgées, illettrées ou ayant de grosses difficultés linguistiques forment le gros du bataillon d’après Emmaüs Connect. Un ensemble hétérogène de « mal connectés » que Jean Deydier, directeur d’Emmaüs Connect et de WeTechCare, divise en trois catégories selon leur degré de disqualification numérique et donc leur distance à l’autonomie. Il y a d’abord les « publics proches » : ils sont capables d’autonomie mais ne font pas confiance au numérique. Il y a ensuite les « publics éloignés » qui peuvent parvenir à l’autonomie moyennant un temps d’apprentissage et d’accompagnement. Et puis il y a « les exclus », notamment les très âgés et les illettrés pour lesquels il n’y a pas d’autre solution que de « faire à la place de ». Trois catégories auxquelles Pierre Mazet ajoute celle des « invisibles », par définition indénombrable, « ceux qui ne sollicitent personne et se retrouvent en rupture de droits parce qu’ils ne savent pas faire ».

Bilan : « Le risque d’aggravation des situations de non-recours est très réel » alerte Pierre Mazet, avec un effet d’isolement redoublé quand se cumulent précarité sociale et précarité numérique. La dématérialisation n’a pas été suffisamment portée par l’État. Les services publics en ligne (avec des prestations parfois entièrement dématérialisées comme la prime d’activité) n’ont pas été pensés dans une logique d’accompagnement et de progressivité tenant compte du niveau de maîtrise des outils et des usages numériques de tous les publics – en particulier des ayants droit les plus précaires. Avec ce défaut d’anticipation et de portage, la dématérialisation ajoute finalement de la difficulté à la difficulté.

Simplifier… vraiment

Que faire ? Si l’on en croit le baromètre 2016 du numérique, d’abord accompagner – 28 % des usagers enquêtés veulent prioritairement de l’aide et de l’accompagnement dans des lieux de proximité pour apprendre à réaliser les démarches par eux-mêmes – et ensuite simplifier – 27 % souhaitent que soient mis à disposition des sites « plus simples à utiliser ».

Une demande visiblement entendue, comme le souligne Laure de la Bretèche, secrétaire générale pour la modernisation de l’action publique (SGMAP). Illustration : le site mes-aides.gouv.fr qui donne à l’usager la possibilité d’évaluer ses droits à vingt-cinq aides sociales, grâce à un court questionnaire, puis un accès aux démarches pour chaque prestation. Autre initiative emblématique, sur le versant accompagnement cette fois : La boussole des droits. Le site permet aux jeunes à la recherche d’un emploi ou d’un logement d’obtenir un rendez-vous avec un professionnel sous sept jours. Portée par la Direction de la jeunesse, de l’éducation populaire et de la vie associative, l’initiative est partie du constat que 80 % des jeunes interrogés, quoique connectés, peinaient à trouver la bonne information en ligne et souhaitaient un échange.

Attention, cela dit, à ne pas imputer à la dématérialisation une complexité qui relève en réalité du droit lui-même. En la matière, un vrai levier de simplification consisterait déjà à mettre en réseau des administrations qui, pour l’heure, restent extrêmement cloisonnées. En témoigne : l’échec de l’expérimentation du dossier unique de demande simplifiée de prestations sociales. Et si France Connect est souvent présenté comme un embryon de dispositif d’interconnexion, la Belgique par exemple est bien plus avancée, remarque Pierre Mazet, puisqu’elle dispose déjà d’une plateforme qui permet aux différentes institutions pourvoyeuses de droits sociaux de s’échanger des informations. De là, on pourrait imaginer un déclenchement automatique d’attribution de droits lorsque l’usager remplit les conditions. Une voie sûre (de la connectivité) pour réduire le taux de non-recours !

Un travail de fourmi

En attendant, c’est au niveau local, et avec l’aide de bénévoles la plupart du temps, que s’organise concrètement « le traitement social de l’accès à Internet ». Et Jean Deydier d’expliquer comment travaille WeTechCare. Sur l’axe des contenus pédagogiques d’abord, en mobilisant les opérateurs pour créer des interfaces plus simples, « des téléprocédures pas à pas » (Pôle emploi) et « des systèmes tremplin » (autocorrecteurs) permettant l’apprentissage. Sur l’axe de l’accompagnement ensuite, en faisant éclore des « lieux de soutien » (à la Banque postale, dans les bibliothèques de quartier, les missions locales, etc.). Sur l’axe stratégique enfin, en élaborant pour le compte des départements ou des métropoles qui sollicitent WeTechCare des diagnostics et des plans d’action pour l’inclusion numérique – à Grenoble, Saint-Denis ou encore dans le Nord-Pas-de-Calais.

Un travail de fourmi qui, faute de moyens suffisants, n’épuise pas le problème. Pourtant, « l’inclusion numérique est devenue une urgence sociale », alerte Jean Deydier. Et c’est en outre « un investissement extrêmement intéressant », précise-t-il. Une étude du cabinet de consultants Booz and Company estimait en 2012 que le rattrapage numérique de l’ensemble de la société britannique pourrait rapporter quelque 63 milliards de livres à l’économie nationale…

Avec la dématérialisation accélérée des services publics, nous sommes passés de la fracture à l’exclusion numérique. L’autonomie numérique des personnes n’est plus seulement une question d’équité mais un véritable enjeu pour l’accès aux droits.

Intervenants

  • Jean DEYDIER, WeTechCare
  • Pierre MAZET, chargé d’études à l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE) et chercheur associé au laboratoire Pacte, à la Maison des Sciences de l'Homme-Alpes, à Grenoble. 

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