La crise sanitaire que nous traversons, dont on peut à ce jour seulement entr’apercevoir les conséquences sociales, économiques, politiques et géopolitiques, nous oblige, comme l’a dit le président de la République le 12 mars dernier[1], à « interroger notre modèle de développement ». Elle a mis en lumière les fragilités, les vulnérabilités et les « failles[2] » de ce modèle.
Ces questions sont précisément celles qui structurent notre séminaire « Soutenabilités », lancé en février dernier avec une centaine de personnalités de tous horizons. Dans ce contexte sans précédent, nous devons maintenant approfondir et accélérer ces travaux qui doivent nous aider à penser l’impératif de soutenabilité et ses conséquences dès la sortie de crise.
Au-delà de la gestion immédiate de la crise, qui concentre légitimement l’attention à ce jour, l’enjeu est en effet de penser un nouveau modèle soutenable, économiquement, socialement, écologiquement mais aussi démocratiquement, notamment à partir des différentes vulnérabilités que l’épidémie a révélées. C’est le référentiel de nos politiques publiques qui doit être ainsi refondé pour lui permettre de prendre en compte l’ensemble de ces dimensions.
Cela suppose de définir un horizon pour l’après : préparer un redémarrage qui tienne compte des erreurs du passé pour ne pas les reproduire, réévaluer nos priorités et nos besoins, avec le souci du long terme, dans le respect de nos engagements environnementaux, de nos libertés publiques, et de nos droits sociaux.
Dès lors qu’il ne s’agit pas de relancer le système à l’identique, un devoir d’imagination s’impose à nous.
Nous ouvrons donc aujourd’hui un espace contributif où la réflexion, les opinions mais aussi les propositions pour préparer la sortie de crise et le modèle « d’après » pourront se confronter, être discutées, et s’enrichir mutuellement. Il est à la fois modeste et nécessairement ambitieux : il vise à faire émerger des pistes, des principes d’un modèle d’action publique pour la France après la crise, en intégrant une vision de long terme.
À ce stade, nous proposons d’organiser cette réflexion collective autour de plusieurs grandes familles de questionnements, toutes inspirées par la crise et qui ont vocation à conduire à une redéfinition plus large des politiques publiques et de leurs priorités. Ce découpage, même s’il n’est naturellement pas parfait (certaines questions peuvent trouver leur place dans plusieurs axes) et s’il est certainement incomplet, nous semble nécessaire pour cadrer la réflexion.
Quelles interactions humains-nature, mondialisation et pandémies ?
Parmi les 2 000 maladies infectieuses et parasitaires affectant l’espèce humaine, 60 % ont une origine animale. L’émergence de ces maladies peut elle-même être liée à la pression qu’exercent les humains sur les écosystèmes, notamment lorsque des forêts sont détruites pour l’agriculture, que des animaux sauvages sont braconnés ou mis en contact avec des animaux d’élevage, regroupés en grand nombre. Les évolutions des modes de vie, dont les modes alimentaires, et des modes de production agricole, y compris sous l’effet du changement climatique, bouleversent les équilibres naturels et augmentent les risques de transmission de pathogènes. Dans un monde où l’on voyage de plus en plus, et souvent très loin, ces transmissions peuvent créer des pandémies mondiales. C’est ce qui s’est passé pour le Covid-19.
Les approches systémiques de la santé (One Health, santé environnementale) permettent d’appréhender ces interactions, d’imaginer comment mieux se prémunir des risques et de repenser nos relations avec la « nature », qui ne peut plus être vue uniquement comme une ressource.
Quelles attentes à l’égard de la puissance publique face aux risques ?
La crise a transformé, au moins temporairement, les priorités de l’action publique, les hiérarchies entre les missions, et les fondements des arbitrages entre les logiques de coût, d’effectivité ou d’efficience, et de protection contre les risques ; elle a également instauré un « état d’urgence sanitaire », restreignant la liberté de circulation des citoyens. Qu’en restera-t-il après l’épidémie ? Ce sont notamment les missions d’anticipation, de prévention des risques et de régulation des acteurs qui sont questionnées. De quoi l’État peut-il (vraiment) nous protéger ? Quelle portée donner au « principe de précaution » ? Quel coût[3] sommes-nous collectivement prêts à payer pour nous protéger de risques extrêmes (terrorisme, épidémie, crise financière, panne électrique ou informatique de grande ampleur, attaque chimique, guerre, etc.) ? Comment accroître l’adaptabilité et la résilience des services publics ? Que la puissance publique doit-elle nous garantir et comment peut-elle s’organiser pour le faire ? Que peut-elle exiger de nous ? Enfin, quelles missions faut-il qu’elle prenne en charge elle-même, au nom de la souveraineté, et que peut-elle déléguer sans dommages aux acteurs privés et au marché ?
Quelles interdépendances et quelles formes d’autonomie à différentes échelles ?
La pandémie actuelle joue un rôle de révélateur de la fragilité de nos systèmes économiques, de plus en plus complexes et interdépendants. Les problèmes d’approvisionnement apparus avec cette crise nous forcent à nous interroger sur notre dépendance stratégique à l’égard du reste du monde (au-delà des produits pharmaceutiques et des dispositifs médicaux) et mettent en exergue les fragilités du modèle mondialisé actuel. Sans occulter les élans de solidarité, il est possible qu’on assiste dans les prochaines années à une « démondialisation », dont une composante majeure, les échanges de marchandises, a déjà quasiment été engagée. Ce processus pourra nous conduire à re-questionner les notions de frontières et de souveraineté.
Quel modèle social pour « faire avec » nos vulnérabilités ?
Si le virus nous rend toutes et tous vulnérables, les individus ne sont pas tous touchés de la même manière par la pandémie (du fait de leur âge, de leur état de santé, de leur exposition à d’autres facteurs de risques environnementaux, de leurs conditions de vie ou de travail) et par le confinement, qui exacerbe les inégalités de revenu, d’éducation et de logement. Beaucoup de ceux (et surtout de celles) qui sont au travail ces temps-ci, aux postes essentiels, sont aussi les plus vulnérables. De ce point de vue, la vulnérabilité est à la fois universelle et inégalitaire, et les enjeux de métiers et de statuts sont brutalement mis en relief (personnels soignants, employés du commerce, ouvriers et techniciens des services publics mobilisés, indépendants fragilisés, précaires exposés, cadres et employés pouvant télétravailler…). L’écart apparu au grand jour entre les métiers essentiels à la continuité de la vie sociale et leur position pour la majorité en bas de l’échelle des salaires pourrait inviter à repenser nos priorités et la valeur qu’on accorde à ceux qui y répondent. Sont ainsi posées la question de notre modèle social, et in fine celle de notre modèle de société.
Quelle voie pour une économie soutenable ?
Face à la crise sanitaire, et en particulier à l’arrêt de l’économie imposé par le confinement, les gouvernements ont privilégié des mesures massives et non ciblées de soutien aux entreprises, en particulier en termes de trésorerie et d’activité partielle. Lorsque le confinement sera levé, et que l’activité économique pourra reprendre, un plan de sortie de crise sera nécessaire. Ce plan ne pourra se contenter d’être un simple plan de relance : il devra intégrer les préoccupations environnementales, et plus généralement de soutenabilité. Ce sera notamment l’occasion de questionner la cohérence de nos politiques d’investissement et d’innovation. Concrètement, il s’agira par exemple d’éviter de subventionner à cette occasion l’achat de véhicules thermiques ou de conditionner le soutien aux activités carbonées au paiement d’un juste prix de leurs émissions de carbone.
Cette obligation de cohérence est d’autant plus forte que les niveaux de dépenses publiques franchiront de fait un nouveau palier. Il nous faudra en outre nous poser la question des modalités de financement des mesures de soutien et de transformation de l’économie, du rôle de la politique monétaire dans une perspective de justice et de soutenabilité et de l’articulation entre les différents échelons géographiques infranationaux, nationaux, européens et intergouvernementaux.
Quelles relations entre savoirs, pouvoirs et opinions ?
L’épidémie, pour être maîtrisée, nécessite une réponse rapide des pouvoirs publics. Les scientifiques ont été extraordinairement réactifs dans le séquençage du virus, et dans l’élaboration de tests. Mais la prise de conscience par les scientifiques puis par les décideurs publics de l’ampleur du danger épidémique a mis un certain temps, ce qui a soulevé l’incompréhension d’une partie de l’opinion publique. Les débats autour de la chloroquine ont accru le trouble. L’articulation entre travaux de recherche, comités scientifiques et décideurs publics, centrale dans cette crise, ne pouvait qu’être difficile ; elle conduit à des interrogations renouvelées sur les liens entre décisions politiques, opinions publiques et savoirs scientifiques, à long comme à court terme. Devront également être posées les questions de la place des sciences sociales et comportementales dans le processus décisionnel. Plus généralement, l’ensemble de ces questionnements mérite d’être transposé à d’autres grands défis économiques, sociaux et environnementaux, comme le changement climatique ou l’érosion de la biodiversité.
Numérique : nouveaux usages, nouvelles interrogations
Pratiquement du jour au lendemain, des millions de salariés ou d’indépendants sont passés au télétravail, des millions de personnes se sont mises à l’enseignement à distance ou à la téléconsultation : jamais une telle évolution ne se serait produite si vite et avec une telle ampleur sans le confinement. Et du jour au lendemain aussi, mille formes de sociabilité en ligne se sont développées. Le tout, non sans inégalités : de compétences numériques, d’équipement et d’accès aux réseaux. Qu’en restera-t-il ?
Ces changements majeurs de la vie en société n’ont pu se produire que parce que l’infrastructure a globalement tenu. Mais cette situation impose aussi de réexaminer sa robustesse, sa capacité de porter des volumes d’activité considérablement accrus, et de résister à des risques techniques et à des agressions délibérées. Il s’agit bien de créer les conditions d’une réelle souveraineté numérique et de réévaluer notre dépendance aux grandes plateformes globalisées.
Demain, au sortir du confinement, se posera avec acuité une nouvelle question : celle de l’adoption éventuelle de techniques de suivi des personnes contaminées ou fragiles grâce à des applications sur leurs téléphones portables. L’enjeu en termes de libertés publiques est considérable.
Nous avons donc souhaité organiser une discussion collective autour de ces questions. Les contributions de toutes et tous ont pu être déposées du 1er avril au 30 juin, et ont été publiées progressivement sur notre site. Elles ont fait l’objet d'une synthèse et d'une restitution, et alimentent la suite du programme du séminaire « Soutenabilités ».
L’équipe Soutenabilités
Contact : soutenabilites@strategie.gouv.fr
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[1] Emmanuel Macron, président de la République, Adresse aux Français, le 12 mars 2020.
[2] Ibid.
[3] Ce coût pouvant également se payer en termes d’empiètement sur les libertés individuelles et sur la vie privée (cf. ce qui s’est passé en Corée du Sud notamment).