On l’aura compris, c’est donc sur la question du temps comme objet (possible) de politiques publiques que s’est ouvert le second cycle du séminaire Soutenabilités. La nécessité de repenser notre rapport au temps, de « ralentir », l’économie comme nos vies, ressortait en effet comme une forme de consensus parmi les contributions pour un « après » soutenable recueillies en 2020 par France Stratégie. Le temps est un domaine ancien de l’action publique, que l’on songe à l’éphémère ministère du Temps libre (1981-1983), à la loi des 40 heures (1936) puis des 35 heures (2002), ou plus récemment au compte personnel d’activité (2015). Peut-il le redevenir ?
Le travail reste le maitre des horloges
70 % des salariés interrogés par la CFDT dans sa grande enquête « Parlons travail » déclaraient préférer « avoir un peu plus de temps libre tout au long de leur vie professionnelle qu’à la fin ». Un score qui en dit long sur les difficultés persistantes de conciliation entre vie privée et contraintes professionnelles souligne Philippe Couteux, secrétaire confédéral de la CFDT. Le travail reste le maître des horloges malgré sa diminution tendancielle depuis la seconde moitié du 19e siècle. Pourquoi ?
D’abord parce que le temps de travail ne baisse plus depuis 2002 et la loi sur les 35 heures, et que cette stabilisation s’est accompagnée d’un développement de la flexibilisation à partir des années 1980, explique Jean-Yves Boulin, sociologue du travail et des temporalités. Cette montée des horaires atypiques (travail le week-end, après 20h …) accentue les difficultés de conciliation et les inégalités : inégalités entre catégories socio-professionnelles − les cadres bénéficiant d’une plus grande maîtrise de leur temps – et, surtout, inégalités de genre. Si le temps de travail domestique diminue, c’est en effet surtout pour les hommes qui profitent globalement de trente minutes de temps libre de plus que les femmes par jour. Inégalités encore plus marquées quand il s’agit du « prendre soin » : avec une heure et demie quotidienne, les mères consacrent deux fois plus de temps aux enfants que les pères, selon l’Insee.
Ensuite parce que diminution du temps de travail ne veut pas nécessairement dire augmentation du temps libre, notamment du fait du temps de transport domicile-travail qui ne cesse de s’allonger. Un salarié sur cinq y passe entre une heure et une heure et demie par jour d’après la Dares. Un temps de commutation qui ne baisse pas, souligne Elodie Hanen, directrice générale adjointe d’Île-de-France Mobilités, les gains de temps liés à l’augmentation de la vitesse étant surcompensés par la hausse des distances parcourues du fait de l’étalement urbain – hausse de 40 % entre 1976 et 2010 selon l’enquête Globale Transport. Penser que la massification du télétravail induite par la crise sanitaire « va resédentariser les gens est [par ailleurs] une illusion totale », prévient Elodie Hanen. « Le télétravail réduit la mobilité pendulaire à heure fixe mais il augmente les allers-retours Paris-province ». La question du temps de transport reste donc entière et avec elle, la problématique de la « désynchronisation » pour éviter les congestions.
Enfin, si le travail reste le maître des horloges, c’est aussi parce que la France est un des pays où son contrôle continue de s’exercer de manière très forte si l’on en croit l’enquête européenne d’Eurofound sur les conditions de travail. À quoi s’ajoute une durée hebdomadaire de temps de travail très normée et « rigide » selon Jens Thoemmes, sociologue. « Le droit à son propre temps est une idée qui ne progresse pas en France », conclut Jean-Yves Boulin.
Le temps : objet marginal de l’action publique en France
Couvre-feu, télétravail, confinement…, la reprise en main de l’État sur les temps sociaux durant la pandémie annonce-t-elle un retour du temps comme objet de l’action publique ? Rien n’est moins sûr. En témoignent l’allongement du congé paternité ou la réforme des retraites (à l’étude), « des mesures pensées sans réflexion d’ensemble sur le temps de travail et son articulation avec la vie privée », déplore Jean-Yves Boulin.
Le diagnostic est convergent : depuis vingt ans, le temps ne fait plus (vraiment) l’objet d’une politique publique. Concrètement la France s’est bien dotée de dispositifs visant à donner aux salariés « un pouvoir d’agir en décompactant leur carrière » comme le dit Philippe Couteux, mais leur usage s’avère limité. Compte-épargne temps (CET), compte personnel d’activité (CPA) et de formation (CPF)…, censés permettre aux salariés de moduler leur temps de travail pour pouvoir se former, s’occuper de leurs enfants ou envisager une préretraite, ces outils de « l’autonomie temporelle se limitent [finalement] à un usage de court terme : prendre quelques jours de congés avec son CET pour gérer une urgence personnelle », constate Jens Thoemmes.
« Nous sommes armés » renchérit Michel Yahiel, directeur des politiques sociales à la Caisse des dépôts, « s’il ne subsiste qu’un CPA virtuel, le CPF fonctionne ». Et il est possible que la présidentielle de 2022 et la réforme des retraites qui se profile constituent « une double opportunité d’entamer une grande réflexion autour des temps sociaux ». Selon lui, l’idée à privilégier dans cette perspective serait celle d'une « banque du temps » gérée via la plateforme CPA. Un dispositif qui permettrait de moduler la durée de travail hebdomadaire en fonction de l'âge du salarié. Pour Philippe Couteux, qu’il s’agisse d’une banque du temps ou plutôt d’un « CET universel », il faut impérativement que le dispositif soit attaché à l’individu et transférable, qu’il constitue un droit opposable et ne soit « mobilisable qu’en temps, pour des usages librement choisis ».
Exemple inspirant pour des carrières « respirantes »
Dès les années 1940, l’économiste suédois Gösta Rehn avait conçu l’idée que chaque travailleur puisse bénéficier de trois mois de temps libre au bout de six années de travail. Cette « société de libre choix » a inspiré la mise en place de droits à congés longs, notamment au Danemark et en Finlande dans les années 1990 ou au Pays-Bas dans les années 2000.
Pour Ulrich Mückenberger, professeur à l’université de Brême, « cette société du libre choix est une illusion ». S’il souscrit à l’idée, la nécessité même, « d’en finir avec la dictature du travail rémunéré » et de substituer « des carrières respirantes » à la séquence classique « formation – travail – retraite », Ulrich Mückenberger considère que le crédit temps doit être « affecté ». Laisser son usage à la discrétion des individus, c’est risquer à coup sûr de renforcer la distribution genrée du temps disponible.
Dans le « modèle du temps choisi » qu’il a conçu avec Karin Jurczyk, Ulrich Mückenberger propose que le crédit temps soit activé par « des droits de tirage » compensés financièrement de trois manières distinctes. Si le temps est pris pour se former (au bénéfice de l’entreprise donc), le salaire est maintenu. Si le temps est pris au bénéfice de la société (bénévolat, éducation des enfants, aidants familiaux…), c’est l’État qui compense aux deux tiers la perte de salaire. Enfin un revenu de base est prévu pour compléter une épargne personnelle si le temps est pris pour soi-même. Objectif de ce modèle : « inclure des activités socialement nécessaires, mais non rémunérées dans le parcours de vie des individus », explique Ulrich Mückenberger.
Bureaux des temps : les territoires expérimentent
Territoire et temps sont intimement liés. En témoigne « la ville du quart d’heure ». Concept popularisé par l’urbaniste Carlos Moreno, déjà expérimenté à Nantes, Dijon ou Mulhouse, la ville du quart d’heure conçoit les quartiers dans l’hyperproximité, pour faire gagner du temps aux habitants. Le principe : qu’ils puissent (télé)travailler, s’approvisionner, se soigner, s’éduquer et profiter des loisirs à moins de 15 minutes à pied de chez eux.
C’est ce que David Djaïz, directeur de la stratégie et de la formation à l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), appelle « la reconquête de la centralité », passer de la logique « un espace – une fonction » qui implique d’utiliser sa voiture pour commuter entre chaque espace, à la logique « des espaces mixtes » ou « polychroniques » – à l’image des 1 800 tiers-lieux, fablab, et autres espaces partagés labélisés par le projet Fabriques de territoires. Une reconquête qui suppose de densifier les espaces là où la tendance est aujourd’hui encore à l’étalement urbain avec un accroissement du taux d’artificialisation des sols trois fois supérieur à celui de la population. Temps et territoire touchent ici, ensemble, aux enjeux de soutenabilité environnementale. « Une approche holistique », selon les termes de David Djaïz, à la base des dispositifs portés par l’ANCT, comme Action cœur de ville ou Petites villes de demain.
Portées par les mouvements féministes, les politiques territoriales du temps ont donné en Italie des lois régionales puis une loi d’État. Les villes de plus de 30 000 habitants y sont toutes dotées désormais de bureaux des temps. En France, une trentaine de collectivités sont concernées. Parmi elles, la métropole de Rennes fait figure de modèle. Catherine Dameron, responsable du Bureau des temps de Rennes, explique comment « l’offre urbaine qui structure les rythmes locaux peut être repensée » dans le double objectif de « mieux répondre aux besoins des usagers et de fluidifier les flux de mobilité ». Par exemple décaler d’un quart d’heure la fin des cours à l’université a permis de réduire de 50 % la fréquentation du métro aux heures de pointe. Ouvrir les musées à l’heure du déjeuner plutôt qu’en fin d’après-midi augmente leur fréquentation. Pour Catherine Dameron, la concertation est la condition pour que « ça fonctionne ». Il faut « des comités d’usagers, des instances de participation citoyenne… des enquêtes statistiques », bref des remontées quant aux rythmes et aux vrais besoins des usagers.
Ensuite il s’agit de « travailler avec tous les générateurs de temps », complète Dominique Royoux, professeur de géographie et anciennement directeur de l’Agence des temps de la Communauté urbaine de Grand Poitiers. Entreprises, Éducation nationale, hôpitaux ou services de transport, Dominique Royoux explique la nécessité d’associer tous les acteurs concernés, pour construire une politique des temps cohérente. En la matière, l'Agence des temps de Poitiers est une pionnière en France avec un bilan inspirant : la création notamment de « guichets uniques de rentrée scolaire » et d'une association pour la garde d’enfants à domicile en horaires décalés, deux initiatives parfaitement alignées sur l’objectif à l’origine de la création de l’Agence en 2001 : améliorer « le temps des ville et le temps des femmes ».
Si l’État ne mène plus de réelle politique des temps depuis 2003, l’engagement des territoires pourrait faire la différence, par agrégation des retours d’expériences réussies et essaimage. Une perspective souhaitable quand on mesure les enjeux de soutenabilités attachés à la gestion du temps, du bilan carbone de la commutation à la conciliation vie professionnelle-vie familiale.
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