Morceaux choisis
Le développement des objets connectés est un enjeu de société, de compétitivité et d’attractivité des territoires. Les innovations attendues vont engager les villes dans une transition qui doit permettre d’optimiser la mobilité, de réaliser des économies d’énergie, de mieux gérer la pollution… Et donc d’améliorer la qualité de vie dans la ville.
De nouveaux modes de consommation vont émerger, ainsi que de nouvelles façons de vivre au quotidien, de partager des intérêts communs autour d’événements culturels, sportifs, éducatifs... Grâce à la connectivité en mobilité et en temps réel, ces objets permettent le partage sur les réseaux sociaux mais aussi l’optimisation grâce au traitement des big data.
Mais jusqu’où les objets connectés vont-ils se développer dans la ville ? Comment favoriser et réguler leur développement pour qu’ils soient le plus favorables au citoyen ?
Telles étaient les questions posées lors de ce débat.
La qualité de l'air : un cas d'école
Le sujet de la qualité de l’air peut être considéré comme un cas d’école pour la smart city. Un exemple des potentialités des objets connectés dans un domaine qui représente un véritable enjeu pour les collectivités.
« Les citoyens de la ville intelligente de demain devront respirer un air de qualité », affirme Thomas Kerting, fondateur d’Aircology (open innovation). « La qualité de l’air est une ressource à protéger mais aussi un vecteur d’attractivité du territoire, de bien-être et de santé pour les citoyens. C’est également une source de nouvelle économie, à la convergence du numérique et de l’environnement. La France doit prendre le leadership sur l’air comme elle l’a pris sur l’eau ».
« Au-delà de la technologie, la question posée est celle de l’analyse des quantités phénoménales de données collectées par ces objets connectés », souligne Cyrille Najjar, co-fondateur de White Lab, une start-up qui développe un capteur capable de détecter et de qualifier les particules dans l’air à l’échelle de l’usager. « Les gouvernements et les collectivités doivent utiliser ces données, pour bâtir à terme un algorithme du confort respiratoire et du bien-être des citoyens ».
« La lutte contre la pollution est une opportunité unique de tester la puissance des objets connectés, estime Eve Tamraz, docteure de l’ENS de Paris et co-fondatrice de White Lab. La connaissance de la qualité de l’air va permettre à chacun de mener des actions simples au quotidien pour contribuer à l’amélioration de la santé globale et de la qualité de vie dans la ville. Ce nouveau savoir donne le pouvoir aux citoyens de prendre en charge leur santé ».
« Il faut changer les habitudes des usagers et les habituer à mesurer la qualité de l’air, suggère Cyrille Najjar. La complémentarité entre puissance publique et sociétés privées doit s’organiser autour du travail sur les données, qui permettront aux collectivités de disposer d’un diagnostic précis par quartier et par type de polluant ».
Le déploiement d'objets connectés dans la ville
Au-delà des détecteurs de pollution, de nombreux objets connectés vont se déployer dans la ville.
Cécile Maisonneuve, présidente de La Fabrique de la Cité, think tank créé à l’initiative du groupe Vinci, cite l’exemple de Google Sidewalk Labs à New York. « Considérant que le trottoir est l’espace le plus intéressant dans la ville, ils vont y installer du mobilier urbain intelligent, avec un relais Wifi qui va capter une grande quantité de données. Ce partenariat permettra à la ville d’engranger d’importantes recettes publicitaires… Mais l’idée est surtout de faire de ces mobiliers urbains intelligents des points relais des services publics de la ville : 7 500 points de connexion et de dialogue entre l’habitant et les pouvoirs publics. C’est un exemple intéressant de réconciliation entre la temporalité très rapide du citoyen connecté et de la start-up et la temporalité beaucoup plus longue de la ville et de l’aménagement urbain ».
« À New York, Sidewalk Labs réhabilite également les anciennes cabines téléphoniques pour les transformer en kiosques numériques délivrant de l’information contextualisée de proximité. Lorsqu’on avance de 200 mètres, on n’a pas la même information sur le quartier, les commerces, les transports, l’activité culturelle... C’est en combinant la géolocalisation et la contextualisation que l’on peut pousser la bonne information au bon moment », ajoute Sandrine Murcia, directrice générale de Connecthings. Cette société travaille avec une vingtaine de villes en Europe et avec Rio au Brésil pour déployer des balises Bluetooth sans contact – ou beacons – capables d’interagir depuis les espaces urbains et les lieux publics avec les applications mobiles des citoyens. Des balises qui peuvent notamment être installées sur des abribus ou des totems.
« Les beacons sont de plus en plus perfectionnés et intègrent de plus en plus de capteurs. Ils peuvent être fixes ou portés par une personne dans son smartphone. On est loin d’avoir défini tous les usages de ces objets », confirme Max Tessier, gérant de la société Ubi Dreams, start-up spécialisée dans les applications mobiles.
« Les collectivités doivent faire attention avant de déployer massivement des infrastructures qui seront obsolètes d’ici cinq à dix ans », prévient néanmoins Xavier Darrigol, co-fondateur de Retency, une société qui vise à adapter aux commerces physiques des outils marketing du e-commerce. « Le premier smartphone digne de ce nom date seulement de neuf ans alors que la restructuration d’un quartier prend quinze ans. Une application mobile comme Waze a rendu obsolète les capteurs et les panneaux mis en place il y a dix ans sur le périphérique. Avec ces nouvelles applications, le coût en infrastructures pour la ville est nul. Laissons les utilisateurs apporter eux-mêmes les infrastructures ! S’il y a un intérêt réel pour les utilisateurs, pas besoin d’infrastructure physique : l’infrastructure, c’est le logiciel ! ».
Le rôle moteur du citoyen
« Nous en sommes au début de la ville durable. Il ne faut pas croire que le capteur ou l’application ou l’infrastructure fera tout, explique Sandrine Murcia. Il faut penser les conditions dans lesquelles ces changements peuvent se faire et donner la possibilité aux citoyens de s’emparer, de tester, d’utiliser ces nouveaux services. La ville intelligente est une ville apprenante et programmable ».
« L’empowerment des citoyens est un enjeu majeur de la smart city », confirme Anne-Sophie Bordry, fondatrice du think tank « Objets connectés et intelligents France ». « Ce sont les citoyens qui bénéficieront des nouveaux services nés de l’innovation dans le domaine des objets connectés ».
« La pression des citoyens sur les réseaux sociaux a de plus en plus d’impact. Les utilisateurs des services ne sont plus de simples usagers mais deviennent des acteurs », souligne Guillaume Buffet, président-fondateur de U, une plateforme de transformation digitale qui accompagne les très grandes organisations. « Demain, avec la blockchain, les grandes organisations se feront doubler par leurs utilisateurs si leurs services ne sont pas à la hauteur ».
À la recherche d'un modèle économique
Selon Max Tessier, « le modèle économique doit associer toutes les problématiques de la ville : la mobilité, la gestion de la pollution, le commerce, l’énergie... Il faut par exemple récompenser l’action citoyenne de participation à la prise d’information sur la pollution par des réductions dans les transports ou les commerces ».
« Le modèle économique peut passer par l’incentive, il faut récompenser le citoyen pour ses bonnes pratiques, abonde Anne-Sophie Bordry. Il peut également passer par la location anonymisée des données ».
« Depuis notre création, nous avons piloté deux milliards d’euros d’investissements dans des infrastructures numériques pour les collectivités : un milliard de subventions publiques et un milliard de fonds privés », précise Nicolas Potier, directeur associé de Tactis, cabinet de conseil en aménagement numérique du territoire. « Nous privilégions cette articulation public / privé : il s’agit de faire du business qui corresponde à un service d’intérêt général. Nous travaillons sur les futurs modèles économiques de la smart city, notamment sur les socles techniques des infrastructures de données qui vont permettre d’interconnecter des bâtiments stratégiques, de superviser des réseaux de caméras et de radios, mais aussi d’alimenter une politique de service public de la donnée. La question est celle de la valeur de ces données. Nous cherchons des modèles durables fondés sur des co-financements public - privé ».
Le rôle de la puissance publique
Dans ce contexte, quel doit être le rôle de la puissance publique, des collectivités territoriales et de l’État ?
« Beaucoup de décisions vont se prendre au niveau local et nous allons sans doute voir fleurir de nombreuses initiatives disparates. L’État central a un rôle essentiel à jouer d’information et de suivi », prévient Xavier Darrigol.
« L’État doit guider les choix technologiques destinés à offrir de meilleurs services, estime Anne-Sophie Bordry. Il doit accompagner les collectivités dans la rédaction des appels d’offres, le choix des infrastructures, la récolte et l’utilisation des données. L’État et les collectivités doivent aussi réinventer le service public de demain pour rester en phase avec les utilisateurs de services connectés ».
« Pour éviter les effets de mode, il faut parvenir à distinguer les technologies dont la durée de vie sera de trois ou quatre ans de celles appelées à se développer sur plusieurs décennies, souligne Nicolas Potier. Le point d’équilibre pour la puissance publique est difficile à trouver ; le temps de prendre la décision, la technologie peut devenir obsolète ».
« Le cœur du sujet est celui de l’appel d’offres, estime Guillaume Buffet. Quand on fait un appel d’offres, on sait ce que l’on cherche et par conséquent, on a défini un cahier des charges. Ici, personne ne sait. Il s’agit donc de créer les conditions de l’émergence de services innovants qui trouvent l’intérêt du citoyen et non pas de parier sur le succès de demain ».
« La vraie rupture du big data par rapport à l’informatique classique, c’est qu’il va chercher des modèles dans les données. Il est donc difficile de savoir a priori où l’on va », souligne Pierre Delort, président de l’association nationale des DSI et enseignant à Mines ParisTech. « L’État doit favoriser l’émergence de sociétés privées, si possible françaises, qui vont vendre de nouveaux services aux collectivités ou protéger les données personnelles – un domaine où l’Allemagne est en train de prendre le leadership. Le sujet de l’éducation est également essentiel. En France, nous sommes bons en mathématiques théoriques mais un rapport de l’OCDE place la France au 27e rang pour l’emploi des data specialists – associant les maths appliquées et l’informatique ».
L’Arcep, autorité de régulation des communications électroniques, travaille sur l’Internet des objets avec l’objectif d’aboutir à un livre blanc sur le sujet. Une consultation publique va être lancée d’ici l’été.
« L’Arcep concentre son attention sur deux sujets, explique Guillaume Mellier, directeur de l’accès fixe et des relations avec les collectivités territoriales. Le premier est de construire les réseaux à haute capacité de demain, les réseaux en fibre optique, mais aussi toute l’ossature des réseaux mobiles. Le deuxième concerne le réseau mobile : il s’agit d’assurer la disponibilité en fréquences pour les acteurs privés. Jusqu’où devons-nous amener les réseaux dans les espaces publics pour assurer la connectivité (trottoirs, abribus) ? Quelle doit être notre action en matière de réseaux radio pour les objets connectés ? Ce sont aujourd’hui deux sujets d’interrogations pour l’Arcep ».
Un enjeu de souveraineté
« Des normes internationales commencent à apparaître, constituant des bases de travail intéressantes pour les territoires intelligents, qui peuvent ainsi s’appuyer sur l’expérience d’autres villes », explique Jean-François Legendre, responsable développement de l’Afnor et rapporteur du comité stratégique Information et communication numérique. « Il existe aussi des normes d’organisation et de management pour définir la stratégie pour aller vers la ville durable. Qui détiendra le pouvoir du futur ? Tel est le véritable enjeu. Si on ne participe pas aux négociations de ces normes internationales, on ne pourra pas par exemple défendre l’intérêt d’une gouvernance équilibrée ou introduire des notions de tiers de confiance pour protéger les données personnelles ».
« Comment les collectivités peuvent-elles accepter le déploiement d’infrastructures réseaux dans l’espace public ? Quid de la souveraineté avec les services connectés ? s’interroge Anne-Sophie Bordry. Et comment les collectivités, qui ont besoin de nouvelles sources de financement, peuvent-elles monétiser par exemple les data de mobilité dans la ville ? »
« La protection de la vie privée va-t-elle nous empêcher d’avoir accès à ces données ? Si des sociétés étrangères mettent des capteurs un peu partout, à qui sont ces data qui nous permettent de construire la ville ? Les politiques publiques devront se doter d’un pilotage avec des données souveraines », préconise Tomas Kerting.
Voir plus loin
Le développement de la smart city n’en est encore qu’à ses débuts.
Les questions abordées lors du séminaire, qu’il s’agisse du rôle moteur du citoyen et de sa participation, des modèles d’affaires à construire autour des données et des services personnalisés, des complémentarités nouvelles public / privé et du rôle de la puissance publique, ont des résonnances qui s’étendent au-delà du champ de la smart city : l’enjeu est bien de « tirer parti de la révolution numérique ».
France Stratégie continuera à approfondir ces questions dans le cadre de son projet « 2017-2027 » visant à élucider les enjeux de la décennie, dans la perspective de la prochaine élection présidentielle.