Le premier cycle du séminaire de France Stratégie vise à aborder de façon transversale les outils qui permettent la prise en compte des enjeux de soutenabilités, dans leur pluralité et leur complexité, au sein de la fabrique des politiques publiques. Le premier de ces “outils” à être examiné est l’outil conceptuel : l’ensemble des notions qui peuvent fonctionner comme cadre pour partager un diagnostic unifié ou définir un horizon de mobilisation. Il s’agit ici d’examiner certains de ces concepts structurants à la lumière de leur capacité à favoriser la transformation concrète des politiques publiques.
La séance a commencé par un retour historique sur certaines notions relatives aux enjeux environnementaux qui ont, par le passé, conduit à des changements structurels. Par la suite, la discussion s’est organisée autour de la notion de “résilience” et de son ancrage dans un nouveau rapport aux vulnérabilités des individus et des territoires, puis autour de la notion de “communs”, traduction d’un changement de rapport aux ressources.
Partie I : Perspective historique sur quelques concepts structurants
L’historien Jean-Baptiste Fressoz, chargé de recherche au Groupe de recherche en histoire environnementale (GRHEN-CNRS)[1], est revenu sur la genèse de trois idées : la soutenabilité, le principe pollueur-payeur ainsi que l’idée de transition, en particulier de transition énergétique. Retracer l’histoire de ces notions constitue un moyen de mettre en exergue leurs conditions d’émergence et d’institutionnalisation, l’évolution de leurs sens et de leurs effets, ainsi que les enjeux de pouvoir qui les accompagnent.
La notion de soutenabilité est issue du caméralisme allemand du XVIIIe siècle (notion allemande de “Nachhaltigkeit”, qu’on traduirait littéralement par “durabilité”) et a été utilisée en premier lieu pour la gestion des forêts. Ces dernières, au préalable exploitées comme des “communs”, sont devenues des “usines à bois”, dans un contexte d’augmentation du prix et de la rentabilité de cette matière première. L’idée sous-jacente était de gérer les forêts de la manière la plus rationnelle et mathématique possible, ce qui s’est accompagné d’une exclusion des populations des forêts, auxquelles on refusait dès lors des pratiques telles que le glanage ou le pâturage.
Au milieu du XXe siècle, cette notion apparaît dans les traités internationaux pour la gestion des ressources halieutiques. Elle se fonde sur le concept de Chapman de “maximum sustainable yield” (ou rendement équilibré maximal) qui désigne la quantité maximale d’une espèce pouvant être pêchée sur une période illimitée sans épuiser une ressource. Malgré sa visée initiale, cette modalité de gestion des pêches a de fait conduit à l'explosion de la pêche et à des effondrements d’espèces.
Des critiques de ces modèles proie-prédateur sont apparues dès les années 1950, en mettant en avant leurs limites, par exemple en matière de compréhension des chaînes trophiques en milieu marin. Finalement, ce type de raisonnement est vivement critiqué par les écologues qui estiment que la durabilité passée ne suffit pas à assurer la soutenabilité future et que cette “soutenabilité” ne prémunit pas contre les effondrements. Cette vision qui lie, sous la notion de “soutenabilité”, une gestion prétendûment raisonnée des ressources et leur marchan-disation a été interrogée par le public. La sociologue Dominique Méda a ainsi demandé si l’on ne pouvait pas envisager la soutenabilité sans passer par la monétisation de toute ressource et, dans cette perspective, privilégier une soutenabilité “forte”.
Le principe “pollueur-payeur”, quant à lui, consiste à internaliser dans les coûts de production la pollution et est fondé sur l’idée de responsabilité. Ce principe, institutionnalisé en 1972 dans un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), existe en matière de pollution industrielle depuis le début du XIXe siècle. Il s’est imposé aux dépens d’un principe de régulation de la pollution, pourtant plus contraignant.
Au XVIIIe siècle, la pollution était contrôlée au quotidien par la police qui pouvait sanctionner les artisans et même les exclure de la ville s’ils contrevenaient aux règles. Ce système a été jugé insoutenable par les industriels, notamment par Chaptal qui, chimiste, industriel et ministre de l’Intérieur de Napoléon, fit passer le décret de 1810 sur les établissements classés, mettant alors en place un système administré de gestion de la pollution : l’administration (le ministre de l’Intérieur, le Conseil d’État et les préfectures) soumet au préalable les usines à des procédures d’autorisation rigoureuses et garantit en échange leur pérennité. Une fois accordée, cette autorisation ne peut être retirée qu’en cas de recours devant des tribunaux administratifs et la seule chose que peuvent espérer obtenir les victimes de la pollution, c’est une compensation des dommages qu’ils subissent. Ce régime d’autorisation a conduit à des séparations entre les zones industrielles et les centres-villes ainsi qu’à la délocalisation d’usines, permises par le développement des chemins de fer, vers les territoires où les coûts de compensation des dommages étaient les plus faibles.
Jean-Baptiste Fressoz a enfin abordé le concept de transition énergétique. Le discours de la transition s’impose dans les années 1970 et repose sur un schéma de substitution entre différentes sources d’énergie. Toutefois, la réalité constatée historiquement est celle d’une augmentation de la consommation de toutes les sources énergétiques. La révolution industrielle ne substitue pas le charbon au bois, mais consomme toujours plus de bois, même après l’arrivée du charbon. Et entre 1950 et 2010, sur soixante-cinq matières premières, seulement cinq ont été moins consommées, dont plus de la moitié car elles étaient toxiques (mercure, l’amiante et thallium). La question qui se pose est alors : saura-t-on faire de la transition par substitution d’une énergie à une autre, alors que nous ne l’avons jamais fait jusqu’à présent ?
La discussion a ensuite permis de rebondir sur différentes thématiques. Selon un intervenant, le nucléaire aurait été un moyen de faire sortir le charbon du mix énergétique français, illustrant ainsi l’idée de transition par substitution. Mais pour Jean-Baptiste Fressoz, cette lecture ne prend pas en compte la différence entre le CO2 émis sur le territoire et l’empreinte carbone – cette dernière inclut les émissions importées et soustrait les émissions exportées ; en regardant l’empreinte carbone de la société française, on voit bien que nous ne sommes pas sortis d’un modèle carboné. Emmanuel Mossay, de la Peer-to-peer foundation, a pour sa part suggéré que les industriels accepteraient une logique de soutenabilité forte si les mêmes règles s'appliquaient à tous, désignant ainsi l’OMC comme le niveau adéquat de régulation. D’autres participants ont proposé d’introduire dans ce débat les enjeux de sobriété et d’efficacité énergétiques ou encore de mobiliser les sciences participatives pour penser par exemple d’autres manières d’exploiter les forêts.
Une intervenante a souligné que les objectifs du développement durable (ODD) tels qu’on les considère aujourd’hui – c’est-à-dire objectif par objectif –, se traduisent par une soutenabilité faible. Pour réellement transformer, il faudrait, selon elle, se concentrer sur les “intersecteurs” plutôt que sur les secteurs eux-mêmes et sur les conflits d’arbitrage qui obligent à envisager les impacts de nos actions et à penser de manière plus transversale. Jean-Baptiste Fressoz a également questionné la possibilité de prévoir, pour économiser les ressources, un rationnement planifié, régulé. Conscient de la difficulté à promouvoir une telle approche, il a rappelé qu’il n’y avait, en matière de changement climatique, pas de contraintes immédiates à agir et que nous ne connaissions pas d’exemples historiques de programmes politiques qui ont choisi de décroître de manière volontaire. Enfin, un participant néerlandais a mis en avant un autre type de levier, judiciaire, qu’il était possible d’actionner pour favoriser la transition écologique, en rappelant qu’aux Pays-Bas des citoyens avaient fait condamner l’État à respecter l’Accord de Paris.
[1] Il est notamment le co-auteur, avec Christophe Bonneuil, de L'Événement Anthropocène (Paris, Seuil, 2013).
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Programme
Partie 1
- Introduction par Gilles de Margerie, commissaire général de France Stratégie
- Des notions dans l'histoire, perspective introduite par Jean-Baptiste Fressoz, historien
- Des vulnérabilités à la résilience, quel chemin du diagnostic à l'action, introduit par Julie Chabaud (département de la Gironde) et Michel Lussault (école urbaine de Lyon)
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Partie 2
- Repenser notre rapport aux ressources, en théorie et en pratique, introduit par Emmanuel Mossay (auteur de Shifting Economy)
- Synthèse des travaux par Patrick Degeorges, philosophe.
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