En une vingtaine d’années, internet a radicalement transformé notre manière de communiquer et de travailler. Et l’aventure continue : l’internet des objets, prochaine vague de l’innovation numérique, devrait relier 80 milliards d’objets d’ici 2020 comme le rappelait la Note d’analyse « Demain, l’internet des objets », publiée en janvier 2015 par France Stratégie. Grâce aux progrès exponentiels des technologies numériques, des domaines comme l’intelligence artificielle, l’électronique ou la médecine ont d’ores et déjà fait des progrès spectaculaires.
Peut-on pour autant qualifier de troisième révolution industrielle la rupture numérique qui succèderait ainsi à la révolution industrielle engagée au xviiie siècle en Angleterre, avec la machine à vapeur et la mécanisation de la production textile, puis à celle fondée sur l’utilisation de l'électricité et la production en série au xxe siècle ? Par ailleurs, ces transformations technologiques qui modifient profondément nos sociétés, non sans susciter débats ou inquiétudes, peuvent aussi engendrer des mutations sociales dans lesquelles se créé un terreau fertile aux percées technologiques.
Pour approfondir ces questions, France Stratégie lance un cycle de débats mensuels − « Mutations technologiques, mutations sociales » − qui analysera ces transformations et leurs répercussions tant sur la société que sur l’économie.
La première séance de ce cycle s’est tenue le 13 octobre et a été introduite par Sylvain Allano, directeur scientifique et technologies futures chez PSA Peugeot Citroën et Pierre-Cyrille Hautcoeur, président de l’EHESS. Elle a réuni des personnalités de la décision publique, de la recherche, du monde associatif ou économique, l’objectif de ces rencontres mensuelles étant de confronter les approches de milieux professionnels très divers.
Les leçons de l’histoire
En quoi les transformations sociétales passées aident-elles à remettre en perspective les changements technologiques actuels ?
Selon la lecture dominante, la révolution industrielle en Angleterre aurait tiré son origine du progrès technique, des innovations dans le textile et dans les transports, et des gains de productivité qui en ont résulté. Ces facteurs auraient permis de diminuer le coût de la vie et de stimuler la croissance économique. Mais ce n’est qu’une partie de l’histoire.
Ces changements technologiques se sont en effet accompagnés de trois transformations sociales d’importance :
- un accroissement de la population ;
- une augmentation de la consommation ;
- un recours accru au travail des femmes et des enfants, ainsi que le souligne Jan de Vries dans la Révolution industrieuse.
L’envie de consommer davantage conduit à travailler plus et augmente l’offre de travail tout en diminuant les salaires. Ceux-ci n’ont recommencé à augmenter que plus tard, avec la diminution de la main-d’œuvre − les femmes quittant le marché du travail et la scolarisation des enfants augmentant de nouveau − et avec les gains de productivité.
La situation actuelle se traduit aussi par l’intensification du travail, l’augmentation du nombre d’heures travaillées, la stagnation des salaires réels ou l’internationalisation. Comme lors de la précédente révolution, ce parallèle conduit à s’interroger sur le poids des valeurs, des modes de vie et des attentes des consommateurs comme moteur des innovations.
Face à ces transformations, il conviendrait de repenser la manière dont nous mesurons encore l’activité économique avec des instruments de mesure développés entre les années 1930 et 1950, et façonnés pour des économies nationales essentiellement fermées et centrées sur l’agriculture et l’industrie. L’essor des services et les mutations des formes de travail les rendent progressivement obsolètes.
Le cas de l’automobile et l’interface homme-machine
L’automobile, qui a reposé sur l’invention du moteur à combustion interne, technologie-clé de la deuxième révolution industrielle, est l’industrie emblématique du xxe siècle en Occident, au cœur non seulement des mutations technologiques mais également sociales, en offrant à la population ce qui était auparavant impensable : la mobilité individuelle.
Mais l’histoire industrielle connaît des rebondissements. À l’aube de son développement – entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle – l’industrie misait sur le moteur électrique qui avait l’avantage de la fiabilité et faisait peu de bruit. En réalité, le moteur thermique à combustion interne est parvenu à le supplanter très largement, notamment grâce aux progrès spectaculaires de l’aéronautique. Aujourd’hui, cet âge d’or du moteur à combustion interne arrive-t-il à sa fin et verra-t-on le retour triomphal du moteur électrique ? C’est en tout cas une question à laquelle réfléchissent aujourd’hui tous les constructeurs automobiles.
L’industrie automobile est d’ores et déjà entrée dans un changement de paradigme lié à l’arrivée des matériaux composites. En outre, les progrès des capteurs et des capacités de traitement numériques rendent les voitures de plus en plus autonomes et font de l’interface homme-machine un enjeu central. C’est sans doute là que se trouve la véritable révolution. Le développement de l’intelligence artificielle est une étape-clé, indispensable pour assurer une sécurité optimale, au cœur du développement du véhicule autonome. Les questions de cybersécurité et de liberté de mouvement –définir qui a le contrôle in fine du véhicule – prennent une importance croissante.
Le secteur de l’industrie automobile s’est adapté aux changements apportés par le numérique, en cherchant à promouvoir l’innovation ouverte, par exemple en ouvrant les laboratoires, ou en ayant recours à des robots collaboratifs. La course à l’innovation a profondément marqué l’évolution du recrutement car elle a engendré une demande de travailleurs hautement qualifiés qui devrait rester élevée dans les années à venir.
Autre bouleversement dans ce secteur : les données qui jouent aujourd’hui un rôle central mais dont la question de la valeur qui leur est associée reste posée. Les informations relatives à l’état de la route sont ouvertes alors que les données relatives au fonctionnement du véhicule appartiennent au constructeur. La valeur est-elle plutôt déterminée par la nature de ces données ou par la capacité à capter les données et à les transmettre à la tierce partie qui saura les exploiter ? Quel est l’impact des technologies numériques sur la chaîne de valeur ? S’agit-il d’une création ou plutôt, dans la plupart des cas, d’un transfert de valeur entre acteurs ?
Les nouveaux acteurs des technologies numériques participent fortement à ces transformations des chaînes de la valeur. Tesla Motors, par exemple, cherche à diffuser largement le véhicule électrique. Le succès d’une telle stratégie suppose cependant d’arriver à le produire à un coût abordable, un défi de taille.
Les changements de comportement des utilisateurs orientent aussi les évolutions technologiques, ainsi que l’illustre l’économie du partage, dont Blablacar est la principale figure française. Ces nouveaux modèles transforment la relation de l’industrie automobile à ses clients. Du possesseur d’une automobile, le client passe au statut d’usager d’un service de mobilité, ce qui affecte en retour les constructeurs amenés à concevoir des véhicules plus résistants, adaptés à des usages partagés. C’est déjà le cas aujourd’hui pour un service comme Autolib.
L’un des enjeux reste évidemment le contact direct avec l’utilisateur. Par le passé, le marketing commençait par imaginer un véhicule, puis cherchait les clients qui pouvaient correspondre à cette offre. Aujourd’hui, c’est la demande des utilisateurs qui génère l’offre. Et demain, l’enjeu pour les constructeurs consistera à maintenir ce contact direct, malgré les nombreux acteurs qui se pressent pour tenir ce rôle.