Mise au point - par Jean Pisani-Ferry
France Stratégie a pour mission de contribuer, par ses travaux, à améliorer les politiques publiques. Cela demande que celles-ci soient évaluées avec objectivité, à l’aide d’instruments d’analyse ou de simulation qui permettent, avec autant de précision que possible, de mesurer les effets économiques et sociaux des dispositifs en place et d’apprécier ce que serait l’impact de dispositifs alternatifs.
Ces travaux, par nature techniques, reposent nécessairement sur des hypothèses qui peuvent être discutables, et méritent d’être discutées. Leurs résultats peuvent aller à l’encontre de l’intuition ou de ce que semble suggérer l’expérience vécue, ce qui ne signifie pas qu’ils soient faux. Ils peuvent être incomplets en ce qu’ils traitent de certains cas et en ignorent d’autres, ou en ce qu’ils mettent en avant certains éléments d’une question et en laissent d’autres dans l’ombre. Ils peuvent, parfois, être erronés. Pour toutes ces raisons, ils doivent être soumis à la critique.
Afin de permettre un débat de qualité, nous nous attachons à fournir, en même temps que les conclusions d’une étude, les éléments qui permettent d’en apprécier et d’en tester la validité. C’est en conformité avec cette philosophie qu’a été construit le logiciel OpenFisca, dont le programme et les paramètres sont disponibles en ligne et peuvent être modifiés par les utilisateurs. Nous sommes convaincus que cette logique d’ouverture des données, des méthodes et des outils doit se généraliser. Nous y voyons un vecteur important de maturation du débat public.
Nous accueillons dans le même esprit la controverse, qui est gage de progrès de la connaissance. Nous publierons ainsi sur notre site les critiques argumentées et étayées dont nos travaux sont l’objet, accompagnées le cas échéant d’une réponse des auteurs. Et nous nous engageons à corriger les inexactitudes ou les erreurs que ces controverses pourraient faire apparaître.
Jean Pisani-Ferry
Commissaire général de France Stratégie
La réponse des auteurs à la tribune du Collectif Onze - par Mahdi Ben Jelloul et Pierre-Yves Cusset
L’étude Comment partager les charges liées aux enfants après une séparation que nous avons publiée a suscité des débats auxquels il nous semble nécessaire de répondre.
D’abord pour dissiper les malentendus ou les mauvaises compréhensions des résultats : l’étude ne dit pas que le niveau de vie du parent non-gardien est systématiquement plus affecté par la séparation que celui du parent gardien. Ainsi, dans le cas d’une garde classique suite à une séparation de deux parents aux revenus très différents, la perte de niveau de vie qui suit la séparation est estimée à 42 % pour le parent gardien contre 6 % pour le parent non gardien (tableau 3 page 5). Le titre du tableau repris en première page a pu induire en erreur : il s’agit bien du coût net de l’enfant (exprimé en perte de niveau de vie par rapport à une situation sans enfant) et non de la perte de niveau de vie par rapport à ce qu'il était avant la séparation.
L’étude s’intéresse en effet à la question plus spécifique du partage des charges liées à l’enfant, qui est le fondement des pensions alimentaires. Pour cela, elle calcule le coût net des enfants, qui mesure la perte de niveau de vie liée non à la séparation mais au fait d’avoir des enfants. Avant la désunion, ce coût est le même pour les deux parents. Ce que l’étude montre, c’est qu’après une séparation, ce coût tend à être plus élevé pour les parents non gardiens que pour les parents gardiens, au moins sur les cas types étudiés.
Ensuite pour clarifier la nature de l’étude. Le recours à des simulations, qui nous a été reproché, est couramment utilisé pour estimer les effets des politiques publiques. Le modèle utilisé prend en compte les prestations sociales et les impôts reçus et payés par les ménages. La question à laquelle cette approche permet de répondre est la suivante : quel est l’impact du système fiscalo-social et des pensions alimentaires sur la situation des parents après une séparation ? Aujourd’hui, certaines prestations peuvent en effet être partagées entre les parents, d’autres pas, et la fiscalité permet le partage du quotient familial dans certains cas. La résultante de ces différentes règles et leur interaction avec le barème indicatif des pensions alimentaires ne peuvent pas être connues autrement que par le recours à de telles simulations. Savoir comment notre système fiscalo-social prend en compte ces situations de séparation, qui existaient peu quand il a été conçu, nous semble une question légitime. Elle l’est tout autant que celle de savoir quelle est la situation observée des parents après une séparation, qui résulte de nombreux autres facteurs que le système fiscalo-social : remise en couple ou non, impact sur la participation au marché du travail, perception ou non d’une pension alimentaire… Cette question est bien documentée par ailleurs dans de nombreux travaux, y compris des travaux conduits à France stratégie ou au sein de son réseau : le Haut Conseil de la Famille a ainsi consacré plusieurs rapports et un colloque à la question des ruptures familiales et de leurs conséquences. Et plusieurs travaux de France Stratégie ont déjà posé le constat du maintien d’une inégale répartition du travail parental entre les pères et les mères et rappelé que la rupture révèle les « coûts cachés » de la spécialisation conjugale (note d’analyse Désunion et paternité en 2012, rapport Lutter contre les stéréotypes filles-garçons. Un enjeu d’égalité et de mixité dès l’enfance en 2014)...
Une question plus technique porte sur les hypothèses retenues dans ces simulations, et plus particulièrement l’estimation du coût de l’enfant. Les mesures traditionnellement utilisées (échelles d’équivalence) ne sont clairement pas réalistes : d’un côté, elles sous-estiment le coût des enfants pour un parent isolé et de l’autre, elles considèrent qu’un parent n’ayant pas la garde principale de son enfant n’engage aucune dépense (autre que la pension alimentaire) pour celui-ci. Nous avons donc considéré que le coût d'un enfant pour un parent isolé était de 30% de son revenu (au lieu de 23 % dans les échelles d’équivalence) et que le parent non gardien consacrait un peu plus de 10 % de son revenu pour héberger un enfant dans le cas d’une garde « classique » (au lieu de 0). Ces hypothèses, par nature, peuvent faire débat, et elles ont été discutées, tant par des associations qui défendent les mères que par des associations qui défendent les pères, avec des arguments opposés. Ce débat s’explique également par la rareté des études disponibles sur le coût de l'enfant pour les parents séparés, ce qui nous a conduits à nous appuyer sur la seule étude disponible lors de la rédaction, une étude australienne . Nos hypothèses sont néanmoins plutôt en phase avec les résultats d’une étude plus récente, réalisée sur données françaises, et publiée simultanément à la nôtre (Les échelles d'équivalence à l'épreuve des nouvelles configurations familiales).
Enfin, il nous semble important de clarifier les conclusions que nous tirons - et celles que nous ne tirons pas - de ces travaux. Ce que les simulations montrent, c’est que le système fiscalo-social et le barème indicatif des pensions (qui n’est pas toujours appliqué, comme nous le soulignons, mais qui est le seul qui existe) ne prennent pas très bien en compte les situations de séparation, notamment en cas de garde partagée. Nous en concluons que c’est l’ensemble du système fiscalo-social qui est en cause. Et notre étude montre bien la diversité des situations, et notamment les pertes importantes de niveau de vie du parent gardien dans certains cas. Nous examinons en revanche différentes pistes susceptibles d’améliorer la prise en compte de la situation des parents séparés par notre système de protection sociale. Ces pistes sont complémentaires des actions menées par ailleurs pour s’assurer du paiement effectif des pensions ou remédier aux situations de pauvreté et de fragilité des familles monoparentales concernant très majoritairement des mères isolées.
Mahdi Ben Jelloul et Pierre-Yves Cusset