Depuis les années 1980, la mondialisation, la fragmentation des chaînes de valeur, l’externalisation, le changement technologique et la montée du taux d’activité des femmes ont profondément transformé l’emploi et le travail. L’économie s’est tertiarisée, les qualifications se sont polarisées, le salariat s’est précarisé, la poly-activité s’est développée, le travail indépendant a cessé de reculer, le morcellement des parcours s’est accentué (changements de statut, passages plus fréquents par le chômage). Les frontières ont eu tendance à se brouiller : la distinction entre salariés et indépendants est devenue floue, l’entreprise « étendue », les lieux et le temps de travail flexibles.
Les nouvelles vagues de technologie, notamment numérique, et les nouveaux modèles d’affaires nés des plateformes sont susceptibles d’amplifier des phénomènes déjà anciens, voire d’en modifier plus radicalement la nature. L’approfondissement du morcellement des parcours et la montée en puissance des formes d’emploi non salariées ou hybrides peuvent dès lors remettre en cause la protection des actifs (protection juridique, protection salariale, assurances contre les risques) qui dépend encore largement du statut d’emploi et notamment de la norme du salariat en CDI. La nature des réformes à engager en ce sens dépend néanmoins du diagnostic rétrospectif et prospectif que l’on peut porter sur ces mutations.
Or de fortes incertitudes demeurent sur l’ampleur à attendre de la transformation en cours et sur sa capacité disruptive. La désintermédiation, l’élargissement du spectre de l’automatisation/robotisation et la mise en place de modèles d’affaires à une échelle immédiatement mondiale vont-ils avoir un impact plus fort sur le volume et la qualité de l’emploi que les évolutions passées ?
En France, les contrats courts et la précarisation de l’emploi sont ainsi très concentrés sur certaines catégories de travailleurs (jeunes, femmes, peu qualifiés), sur certaines activités particulièrement saisonnières (hôtellerie restauration) ou à fort turn over (services d’aide et de soin, distribution), tandis que l’essor du travail indépendant semble concerner certains métiers (arts et spectacles, designers, graphistes, services aux particuliers, etc.). Ce spectre est-il susceptible de s’élargir ou ces types de contrats et de statut sont-ils consubstantiels à un nombre restreint de professions et de profils ?
Quelle est la part de la conjoncture et des effets de composition démographique et sectorielle dans les évolutions observées ? Plus largement, la transformation en cours de l’économie va-t-elle emporter une domination du droit commercial sur le droit du travail et une extension de l’intermittence des parcours ? Ou bien, la porosité des statuts et des revenus d’activité n’est-elle que le reflet d’une certaine « immaturité » des activités nouvelles dont les formes d’organisation et d’inscription dans le droit et les protections se normaliseront avec le temps ?
Selon le diagnostic posé, les réformes envisagées ne sont pas de même nature.
Soit on considère que c’est une lame de fond à laquelle il ne sera guère possible de résister, et il est dès lors nécessaire de changer radicalement les régulations du travail et les protections sociales associées.
Soit on considère que le changement est réel mais lent et contrasté, et il est possible d’adapter, comme on a su le faire jusqu’à présent, les régulations et les protections existantes. Les questions posées aujourd’hui par les « travailleurs du numérique » rejoignent en effet pour partie des questions plus anciennes et pour certaines partiellement traitées par le législateur. Elles appellent néanmoins des réponses complexes puisqu’il s’agit à la fois d’offrir des protections dans un cadre financier contraint et de réguler sans faire obstacle aux opportunités de développement de l’emploi.
L’ensemble de ces mutations amène à s’interroger sur le devenir du travail et sur ses conséquences sur la protection des actifs. Différents axes méritent un approfondissement :
Peut-on évaluer l’impact quantitatif de la révolution numérique sur le volume et les formes d’emploi ?
Pour tenter de réduire les incertitudes sur l’ampleur des transformations passées et à venir, il est nécessaire d’adopter une approche différenciée par secteur et par métier plutôt que d’essayer d’envisager une projection globale qui ne refléterait pas la diversité des formes d’emploi et de trajectoires. En utilisant les projections existantes (établies dans le cadre de la prospective des métiers et des qualifications), il sera possible d’identifier :
- les secteurs les plus touchés par la révolution numérique (évolution rétrospective de l’intensité en numérique et prolongation de tendances en fonction des projections existantes), mais aussi ceux dont la part des activités de production a fortement décru par rapport aux activités de conception, permettant ainsi d’approcher les mutations intrinsèques du travail et les changements de qualification ;
- les métiers et les secteurs où se concentrent à la fois le travail indépendant et les formes atypiques d’emploi (évolution rétrospective, prolongée en fonction des projections d’emplois et de métiers existantes), permettant d’estimer la croissance du nombre global de non-salariés et de contrats courts et leur niveau de concentration.
En revanche, repérer l’ampleur des changements de statut et leur accélération éventuelle apparaît plus difficile.
Quelle définition du travail et de l’activité professionnelle à l’heure du numérique ?
Le développement de l’économie numérique et notamment des plateformes brouille les frontières mêmes du travail et pose la question de la délimitation entre activité professionnelle et non-professionnelle.
Quels critères pour appréhender l’activité professionnelle sur les plateformes ? Quelle prise en compte par la fiscalité et les prélèvements sociaux des revenus générés au travers des plateformes ?
Comment définir les différents statuts de l’emploi pour protéger les actifs et comment adapter le système de protection sociale à ces mutations ?
Les évolutions à l’œuvre en termes de diversification des statuts et « d’intermittence » des carrières posent des difficultés du point de vue de la protection des actifs.
Elles ont tendance à estomper la distinction entre salariat et travail indépendant. Or cette distinction est majeure dans la mesure où le statut de salarié donne droit à l’application des protections du droit du travail en contrepartie du lien de subordination qui relie le salarié à son employeur. Cette dichotomie se justifie tant que le fait d’exercer son activité comme salarié ou travailleur indépendant résulte d’un choix. Dans un contexte de chômage élevé où ce choix peut devenir « contraint », où le travailleur indépendant peut être « économiquement dépendant », où le salariat n’est plus synonyme de statut protecteur, et où un même individu peut cumuler – successivement ou simultanément – ces statuts, cette dichotomie est discutée.
Ces évolutions interrogent également notre système de protection sociale. Si, pour certains risques, la protection est devenue universelle, pour d’autres elle dépend encore essentiellement des revenus du travail et/ou des types d’activité. Elle se caractérise également par la multiplicité des régimes. Cette organisation conduit à une protection variable selon les risques, voire à des formes de dualisation de la protection sociale selon les trajectoires professionnelles. Aujourd’hui, du point de vue des mutations du travail, l’essentiel des problèmes a trait à la couverture de la perte de revenu courant (perte d’emploi ou inactivité subie) ou différé (retraite) sur fond d’intermittence qui traverse tous les statuts. Au-delà d’une réflexion par risque, se pose la question d’une approche de sécurisation globale des actifs, attachant les droits à la personne. C’est tout l’enjeu du projet de compte personnel d’activité (CPA).
Peut-on rester dans le cadre actuel de la distinction salariat/travail indépendant ?
La diversité des statuts n’est pas nouvelle et a su, pour partie, être traitée par la réglementation. En droit du travail comme de la sécurité sociale, certaines activités ou modalités d’exercice d’activité ambiguës ont été intégrées partiellement ou totalement au salariat. Ce cadre évolutif peut-il répondre aujourd’hui aux nouveaux enjeux posés par les nouvelles activités et les nouvelles modalités de la relation de travail ?
Le développement du travail « à distance » remet par exemple en cause des éléments structurels de la définition du salariat. Comment dès lors évaluer le temps de travail, la rémunération, comment circonscrire le lieu de travail des travailleurs à domicile, à distance ou nomades ? Comment leur assurer une protection suffisante en termes de santé au travail ?
Les mécanismes participant à la déstructuration des collectifs de travail traditionnels sont en outre de nature à affaiblir la capacité à réguler les relations de travail par le dialogue social. La prise en charge par les organisations syndicales de revendications des travailleurs indépendants ou hybrides permettrait-elle d’équilibrer le rapport de force entre donneurs d’ordre et sous-traitants ? Comment la digitalisation de l’économie peut-elle devenir un objet du dialogue social ? Le numérique peut-il réinventer de nouvelles formes de solidarités, de dialogue et d’expression au travail ?
Quelles réponses peuvent par ailleurs être apportées pour les carrières fluctuantes, intermittentes, caractérisées par l’enchaînement de contrats courts, y compris auprès des mêmes employeurs ?
Le système d’assurance chômage a progressivement cherché à prendre en compte les pertes d’emploi récurrentes, voire la faiblesse des revenus (dispositifs d’activité réduite et d’incitation à l’activité type RSA activité ou prime pour l’emploi). Mais cela a pu être considéré comme un encouragement à la multiplication des contrats courts. Ce système doit-il, au-delà des périodes de chômage, continuer à prendre en compte la faiblesse et l’intermittence des revenus et comment ?
Notre système de retraite est protecteur, mais construit autour d’un modèle de carrière ininterrompue dans un seul régime. Certaines réformes ont réduit l’incidence des aléas de carrière, faut-il aller plus loin ? Faut-il poursuivre dans la voie de la neutralisation de la polyaffiliation ? Faut-il définir des objectifs de niveau de pension tant pour les indépendants, pour les pluri actifs que pour les salariés instables (quitte à garder l’actuelle diversité de régimes) ? Quel partage de la prise en charge du risque vieillesse se profile ?
Faut-il aller plus loin et considérer cette distinction salariat/travail indépendant comme dépassée ?
De façon plus générale, l’articulation entre salariat et travail indépendant doit-elle être radicalement révisée ou simplement ajustée ? Faut-il repenser notre système de protection sociale indépendamment du statut dans l’emploi ?
Dans ce cas, faut-il proposer la création d’un statut intermédiaire comme l’ont fait certains pays (à l’instar de l’Italie et de l’Espagne) ? Quels bilans de ces expériences étrangères ? Comment définir ce statut ? En matière de retraite, faut-il utiliser ce statut pour revoir les assiettes et cotisations permettant d’accroître la prise en charge « socialisée » de la retraite des travailleurs indépendants moins patrimoniaux ? Quel accès ce statut offrirait-il en matière de protection du revenu courant (chômage, accident du travail-maladie professionnelle) ?
Ou encore, faut-il aller jusqu’à envisager la définition d’un droit de l’activité professionnelle englobant les statuts existants et les dépassant. Aller vers une protection plus universelle et inscrire le CPA dans cette perspective ?
Faudra-t-il alors développer une assurance chômage prévue pour une prise en charge solidaire de l’intermittence des revenus aussi bien pour les salariés que pour les indépendants ? Avec quels mécanismes et financement ? Faut-il inclure la fonction publique ? Certains travailleurs indépendants ?
Quelle articulation avec les revenus d’assistance ou un revenu universel et quel poids accorder aux revenus de remplacement et compléments par rapport aux politiques d’activation ?
Alors que la retraite reste bâtie dans une logique contributive, faut-il chercher à amortir plus fortement l’impact de la fluctuation des revenus sur les niveaux de retraite ? Aller plus ou moins loin dans l’alignement des régimes ?
Chacune de ces options doit être explorée et débattue, afin qu’émergent les cohérences et les difficultés qu’elles présentent. En effet, les modifications de l’architecture existante du droit du travail et de la protection sociale qui lui est associée comportent des risques, tant sur le niveau des protections que sur leur financement, et nécessitent que soient examinés finement les gains et les pertes qu’elles induiraient. Elles peuvent de surcroît entraîner des effets non prévus dans la pratique (un statut intermédiaire avec des seuils pourrait inciter les recruteurs à limiter le chiffre d’affaires de leurs prestataires ; un compte personnel d’activité sans accompagnement pourrait désavantager les individus les moins bien dotés et informés qui ne sauraient pas l’optimiser, etc.).