En s’appuyant sur la révolution numérique pour fournir surtout des services mais aussi des biens, l’économie des plateformes collaboratives court-circuite les acteurs « traditionnels » de l’économie et contribue à modifier en profondeur les conditions du travail et les formes d’emploi. Travailleurs collaboratifs, clients et fournisseurs sont organisés en plateformes qui ne sont ni tout à fait des employeurs ni tout à fait des donneurs d’ordre. Ce faisant, les plateformes bouleversent les régulations sociales sectorielles, brouillent les frontières du salariat voire de l’activité professionnelle, altèrent la notion d’entreprise. Le droit du travail et la protection sociale, qui reposent encore largement sur le salariat dans une entreprise caractérisée par son unité de temps et de lieu, peuvent dès lors être mis en tension par cette transformation.
Un nouvel écosystème… complexe
L’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) a décrit et analysé cet impact en France dans son récent rapport « Les plateformes collaboratives, l’emploi et la protection sociale ». En partenariat avec France Stratégie, le réseau Sharers & Workers a organisé un séminaire avec une soixantaine d’acteurs de l’économie collaborative, de syndicalistes, de chercheurs et d’acteurs de politiques publiques pour discuter des propositions de réformes formulées par l’IGAS.
Les auteurs du rapport, Nicolas Amar et Louis-Charles Viossat, ont ouvert le séminaire en présentant le rapport. Dans ce nouvel écosystème complexe et ses interactions avec le travail, l’emploi et la protection sociale, ils se sont concentrés sur les plateformes d’emploi, qui permettent la vente, la fourniture ou l’échange de biens et services et auxquels contribuent ce que l’on peut appeler des « travailleurs collaboratifs ». Les statuts des travailleurs collaboratifs tout comme les types de plateformes sont très hétérogènes. Les plateformes de partage (Blablacar) voisinent avec les plateformes d’opérateurs de services organisés (Uber), les plateformes de petits boulots ou de jobbing (SuperMano) avec les coopératives électroniques (La Ruche Qui Dit Oui), les places de marché avec les plateformes de freelance (Hopwork) ou les plateformes de micro-travail (Mechanical Turk). Elles peuvent être très localisées ou à l’inverse très internationalisées. A l’hétérogénéité des plateformes répond celle des travailleurs : ils sont salariés, travailleurs indépendants, free lances ou micro-entrepreneurs, micro-travailleurs ou simples particuliers exerçant une forme de loisir actif.
Le potentiel de croissance et de création d’emplois des plateformes est sans doute considérable. Mais leur poids économique reste encore modeste en France, sauf dans le domaine de la mobilité et de l’hébergement, avec un volume d’affaires de 7 milliards d’euros en 2015 et environ 200 000 emplois, essentiellement « indirects ». Ces nouveaux acteurs ont néanmoins brouillé les pistes à la fois pour les pouvoirs publics et pour les concurrents de l’économie traditionnelle.
Leur montée en puissance soulève plusieurs questions, notamment : Quelle est la marge d’action du droit national par rapport au droit européen ? ; Comment clarifier le statut des travailleurs – amateurs vs. professionnels, salariés vs. non-salariés ? ; Et quels sont les droits de ces nouveaux travailleurs face aux plateformes ?
Une chose est certaine, il existe aujourd’hui des défis majeurs de représentation et de négociation et une forte asymétrie entre travailleurs collaboratifs et plateformes. Les travailleurs collaboratifs et les plateformes ont besoin d’être sécurisés et les pouvoirs de négociation d’être rééquilibrés.
Quatre ateliers, un objectif : sécuriser et réguler
Quatre grands thèmes de propositions ont été discutés par les participants : 1) régulation et organisation des nouvelles formes d’activité ; 2) rééquilibrer le pouvoir de négociation des travailleurs collaboratifs et limiter la dépendance économique ; 3) sécurité juridique des plateformes, des contributeurs et des nouvelles pratiques ;4) fluidifier les parcours et moderniser la sécurité sociale.
Trois recommandations (labellisation des plateformes ; création d’une association professionnelle ; règlement des différends) étaient discutés par le premier atelier. Les participants ont d’abord exprimé un certain scepticisme sur l’efficacité d’un recours à la labellisation pour responsabiliser les plateformes, l’absence de frontières des plateformes nécessitant a minima qu’un tel dispositif soit d’emblée construit à l’échelle européenne. Dans un contexte de faible transparence, l’utilité de créer un observatoire indépendant des plateformes, rassemblant les partenaires sociaux et l’Etat, a ensuite été soulignée. En revanche, la capacité d’une association professionnelle à représenter des intérêts parfois très hétérogènes a fait l’objet d’interrogations, et été mise en regard de l’opportunité qu’il y aurait à mettre en place une représentation des contributeurs des plateformes. Les discussions ont enfin fait ressortir le rôle important que pourraient jouer les outils numériques pour se constituer en réseau, défendre des intérêts communs, partager des expériences voire des contrats.
Le second atelier portait sur la représentation des intérêts collectifs des travailleurs collaboratifs et examinait des propositions visant à rééquilibrer leur pouvoir de négociation. La recommandation visant à permettre de négocier collectivement des commissions et conditions de travail avec les plateformes a suscité une discussion plus générale. L’«exception travail», nécessaire à ce type de négociation pour des indépendants, renvoie à une «subordination» de fait que vivent certains d’entre eux. Mais d’autres travailleurs collaboratifs expriment d’abord un besoin de mutualisation de services ou de protection sociale. De quelle nature peuvent être les structures répondant à cette diversité de demandes ? Avec quelle représentativité et quelle place pour les syndicats? Les propositions de consultation en ligne ou d’évaluation des plateformes collaboratives par les travailleurs eux-mêmes ont été perçues comme intéressantes mais pas à la hauteur des enjeux. L’initiative récente de la CF3C CFDT d’une plateforme de services pour les travailleurs indépendants a été évoquée, de même que l’idée d’un système de vote permettant de mesurer l’audience des organisations aspirant à porter leurs intérêts, inspirée en cela par les élections créées pour les salariés des TPE.
Le troisième atelier, a porté sur la sécurisation des parcours des travailleurs, ainsi que sur les moyens de protéger les travailleurs sous statut indépendant en état de dépendance économique vis-à-vis des plateformes. Plusieurs solutions ont été discutées : présomption de salariat, adhésion à des coopératives d’activité et d’emploi, liberté de choix, amélioration de la protection des indépendants, socle commun des droits des travailleurs. La proposition du rapport de créer un guide pratique pour éclairer le recours au salariat ou au travail indépendant pour les plateformes a été considérée comme insuffisamment à la hauteur des enjeux, tout particulièrement dans le contexte français où, à la différence des Etats-Unis, les actions de groupe pour les requalifications ne sont pas possibles. S’agissant de la présomption de salariat, la possibilité de retenir comme critère la détermination du prix par les plateformes, telle que retenue par exemple par l’article 60 de la loi Travail, a fait l’objet de débats dans l’atelier, certains participants soulignant la difficulté à s’accorder sur des critères communs applicables à l’ensemble des plateformes. S’agissant du socle minimal, les participants ont pointé plusieurs risques : celui du financement si on élargit la protection des indépendants, celui d’instaurer un sous-droit et celui de faire un droit uniquement pour les plateformes alors que les problèmes se posent dans l’ensemble de l’économie et pas seulement pour les plateformes.
Le quatrième atelier s’intéressait aux questions de protection sociale des travailleurs des plateformes. Certains participants ont souligné la nécessité d’éviter de reproduire les mesures existantes pour le salariat ou de créer des caisses de protection sociale dédiées aux seuls travailleurs des plateformes, et de réfléchir plutôt à l’adaptation du système de protection sociale à ces nouveaux types de travailleurs. La contribution des plateformes aux cotisations ATMP (accident du travail, maladie professionnelle) est apparue comme relevant de cette adaptation. En revanche, un précompte des cotisations sociales par un transfert automatisé des données de revenus des contributeurs des plateformes n’est pas apparue comme adaptée à la diversité des plateformes. Les participants ont suggéré également de fournir des informations aux travailleurs sur leur statut, en créant une hotline fiscale et sociale.
A noter : une restitution complète des ateliers ainsi que l'approfondissement des pistes de sorties seront publiés sur le site du réseau Sharers & Workers.
Contacts : Odile Chagny : odile.chagny@ires.fr / Cécile Jolly : cecile.jolly@strategie.gouv.fr
Richard Venturi