Comme ailleurs en Europe, une série de divisions structurelles traversent la société française. Mais à la différence de nos voisins, nous en avons une perception déformée, exagérément pessimiste. Des cinq grands pays d’Europe de l’Ouest, nous sommes par exemple celui où le taux de pauvreté est le plus faible mais la peur de tomber dans la pauvreté la plus élevée. Pourquoi un tel écart entre perceptions et réalités objectives ? Et que dit cette contradiction apparente sur l’état de notre société, sur ce qui nous divise vraiment ?
Le pessimisme, une clé de lecture de la société française ?
Emploi, revenu, mobilité sociale, situation des jeunes, territoires, intégration, les Français portent un regard sombre sur la situation de leur pays et sur leurs propres perspectives d’avenir. Un diagnostic que ne reflètent pas nécessairement les indicateurs statistiques.
La France est un des pays où la distribution des revenus est la moins inégalitaire. Paradoxalement, la perception des antagonismes sociaux y est très aiguë et les Français ont un fort sentiment de déclassement. Un chiffre en témoigne : 75 % se positionnent spontanément dans les classes populaires, défavorisées ou moyennes-inférieures alors qu’ils appartiennent pour les deux tiers à la classe moyenne. Même constat en matière d’emploi : quatre Français sur dix craignent un épisode de chômage dans les mois à venir (pour eux-mêmes ou leurs proches), mais la probabilité effective de s’y trouver (en étant en emploi un an avant) s’échelonne de 1,8 % pour les cadres à 7,3 % pour les ouvriers non qualifiés. Ce pessimisme individuel se double d’un pessimisme collectif. En matière d’intégration par exemple : 72 % des Français interrogés estiment qu’elle fonctionne mal. Pourtant, en France comme ailleurs en Europe, la sécularisation s’accélère et 89 % des descendants de deux parents immigrés disent se sentir Français.
Les exemples pourraient être multipliés. Mais là n’est pas l’objectif du rapport. Pas davantage que de faire mentir systématiquement les opinions ou les perceptions des Français. Il s’agit bien plus de donner du sens à ces contradictions apparentes, c'est-à-dire de comprendre ce que ces « dissonances particulières » disent de la société française.
Aux origines : une crise des institutions
À défaut d’une explication unique, ce rapport privilégie une hypothèse. Le pessimisme des Français témoigne d’un doute profond sur nos capacités collectives, doute qui renvoie lui-même pour une large part à une crise de confiance dans les institutions. Les Français attendent d’elles qu’elles les protègent et les mobilisent. Or, ils se sentent souvent ignorés, voire maltraités par elles.
Dans l’entreprise, la recherche du compromis semble avoir laissé place à la défiance, avec notamment l’affaiblissement du dialogue social. Côté services publics, le rapport aux citoyens est souvent conflictuel et les plus défavorisés disent leur manque d’institutions habilitantes et de proximité. L’École est, elle, accusée de ne pas tenir sa promesse républicaine d’égalité tant les déterminismes sociaux grèvent l’égalité réelle. Même sentiment d’injustice, fiscale cette fois, avec l’effritement du consentement à l’impôt qui accompagne le doute des Français quant à l’efficacité de leur modèle social. Les institutions régaliennes ne sont pas épargnées. Alors qu’ils partagent un sentiment d’insécurité grandissant, les Français tendent à remettre en cause la capacité de l’État à les protéger efficacement face au danger. Enfin, la démobilisation électorale, notamment chez les jeunes et les catégories populaires, traduit une critique sévère de la classe politique, à qui l’on reproche son impuissance mais aussi son manque de probité.
Comment réunifier la société ?
Quels remèdes à cette crise de confiance ? Comment dépasser les fractures pour rassembler les Français, ou du moins faire en sorte qu’ils se reconnaissent un avenir commun ? Une chose est sûre, il est des écueils à éviter - des réponses clientélistes ou technocratiques au discours sur les valeurs en passant par l’autoritarisme. Plus positivement, le rapport liste une série d’impératifs : un débat politique sincère, des règles claires et des institutions qui les incarnent, des responsables qui rendent des comptes.
Au-delà, trois scénarios se dessinent. « Assumer l’individualisme » ou comment rendre le collectif moins coûteux et plus acceptable face aux revendications d’autonomie des individus. « Refonder les solidarités à partir de la proximité » ou comment décentraliser la norme et l’action publique pour les rapprocher des besoins de chacun. « Refonder l’idéal républicain » ou comment, à l’inverse, rétablir un droit commun en visant une uniformisation du service public sur l’ensemble du territoire.
Quelle que soit son orientation, il ne fait pas de doute en revanche que la réponse à apporter aux fractures sociales est politique et doit donc faire l’objet d’un vaste débat. Il n’y a pas de solutions toutes faites. C’est aux citoyens de redéfinir collectivement le contenu du pacte social, de s’entendre sur ce que devraient être les principes de justice guidant l’action publique, de décider en somme de ce qu’ils veulent faire ensemble.
Ouvrir un débat citoyen pour « décider ensemble » est en clair une nécessité. Il en va de notre capacité à refonder le collectif.
Céline Mareuge