Back to
Point de vue
Publié le
Lundi 06 Octobre 2014
"Les jeunes générations sont-elles sacrifiées ? Tout dépend du critère de justice retenu", un retour sur le "Débat sur les jeunes générations en France", entre Louis Chauvel et Hippolyte d’Albis du 8 septembre dernier.
Thématique: 
Date de publication: 
Lundi 06 Octobre 2014
Les jeunes générations en France

Qu’il s’agisse de l’emploi, de la retraite ou des finances publiques, la question de l’équité entre les générations est une question importante. Des travaux existent, tels que ceux réalisés par Louis Chauvel et l’équipe dirigée par Hippolyte d’Albis, mais ils n’ont pas encore débouché sur la constitution d’indicateurs phares et consensuels qui mettraient un chiffre sur une réalité perçue. Aux obstacles techniques s’ajoutent des difficultés théoriques, qui tiennent à l’absence de définition partagée de ce que serait l’équité entre générations.

À France Stratégie, nous avons souhaité explorer cette thématique. Nous avons ainsi constitué un groupe de travail sur la politique des âges, dont l’ambition est double : réaliser un bilan aussi objectif que possible de la façon dont d’un côté les fruits de la croissance, et de l’autre les besoins de financement liés aux pensions, à la santé, à l’éducation et au remboursement de la dette publique, sont répartis entre les générations ; discuter  des critères susceptibles de guider une politique des âges visant une certaine forme d’équité entre les générations et imaginer quelles pourraient en être les conséquences en matière de politiques publiques.

C’est dans ce contexte qu’un débat a été organisé entre Louis Chauvel, qui explore la question du destin comparé des générations depuis une quinzaine d’années, et Hippolyte d’Albis, qui dirige des travaux soutenus par France Stratégie relatifs aux transferts financiers entres les âges et les générations. Le premier affirme que la génération du baby-boom a été très privilégiée par rapport aux générations suivantes, ce que conteste formellement le second. Les échanges ont été assez vifs, et surtout très techniques. Il en ressort que le diagnostic n’a rien d’évident. Pourtant, les deux approches ne sont pas nécessairement incompatibles.

  • Les générations du baby-boom ont bel et bien surfé sur la vague de la croissance

Ce point fait l’objet d’un certain consensus chez les deux auteurs. Le graphique suivant, présenté par Hippolyte d’Albis, représente le profil des revenus moyens du travail selon l’âge à différentes dates. Le sommet de la distribution se déplace vers la droite au fil du temps : il se trouvait à 30-35 ans en 1980 et à près de 50-55 ans en 2000. Autrement dit, les baby-boomers étaient au sommet de distribution des revenus lorsqu’ils étaient jeunes, et ils l’étaient encore en fin de carrière.

Revenus du travail par âge, en part des revenus des 30-49 ans

Revenus du travail par âge, en part des revenus des 30-49 ans

Source : présentation Hippolyte d'Albis

  • Depuis le début des années 1980, la situation relative des plus âgés s’est améliorée par rapport à celle des plus jeunes

Là encore, le diagnostic est relativement consensuel. Les revenus moyens des 55-65 ans ont progressé beaucoup plus vite que ceux des 20-30 ans, à tel point que les premiers gagnent aujourd’hui environ 50 % de plus que les seconds. Une partie de l’évolution tient sans doute à l’entrée plus tardive des jeunes sur le marché du travail, mais ce phénomène n’explique pas tout.

Ratio des revenus moyens des 55-65 sur celui des 20-30

Ratio des revenus moyens des 55-65 sur celui des 20-30

Source : présentation Hippolyte d'Albis

De fait, « toutes choses égales par ailleurs » (âge, niveau d’étude, nombre d’enfants, statut migratoire…), les générations qui se sont succédé, nées avant 1955, ont bénéficié d’une augmentation de leur niveau de vie beaucoup plus rapide que les générations nées après cette date. C’est ce que mettent en évidence les graphiques suivants présentés par Louis Chauvel. En France, les générations nées en 1955 ont ainsi, à âge, niveau d’étude et composition familiale donnés, un niveau de vie supérieur de 40 % aux générations nées en 1925. Celles qui sont nées en 1980 ont un niveau de vie supérieur de seulement 5 % à celles nées en 1955, à âge, niveau d’étude et composition familiale donnés. Cette cassure dans l’amélioration du niveau de vie de cohorte en cohorte, à âge et niveau de diplôme donné, semble assez spécifique à la France. L’Italie se distingue également car c’est le seul pays où le niveau de vie à âge donné et après contrôle baisse de cohorte en cohorte.

Niveau de vie relatif des cohortes nées depuis 1925, à âge donné et après contrôle de plusieurs variables (niveau d’étude, sexe, présence de conjoint, nombre d’enfants, appartenance à une minorité/immigration)

Niveau de vie relatif des cohortes nées depuis 1925

Source : présentation Louis Chauvel, modèle APCT

  • Il n’en reste pas moins qu’à âge donné, le niveau consommation augmente d’une génération à l’autre

Ces évolutions n’empêchent pourtant pas les générations qui se succèdent de consommer toujours davantage, à âge donné. C’est ce que montre le graphique suivant présenté par Hippolyte d’Albis où l’on suit l’évolution au cours du temps du niveau de consommation à différents âges. On y observe que les courbes sont toujours ascendantes, même si elles sont davantage pentues pour les âges les plus élevés. Prenons par exemple la cinquième courbe en partant de la droite qui représente le niveau de consommation des 40-49 ans. Elle montre que la génération née entre 1930 et 1934, lorsqu’elle était âgée de 40-49 ans, consommait en moyenne 15 000 euros par an (euros de 2010). Lorsqu’elle se trouvait dans la même tranche d’âge (40-49 ans), la génération née entre 1965 et 1969 consommait en moyenne aux environs de 22 000 euros par an (euros de 2010). En fait, quelle que soit la tranche d’âge, le niveau de consommation des générations les plus récentes est (presque) toujours supérieur à celui des générations qui les précèdent.

Analyse longitudinale de la consommation par âge (K. euros de 2010)

Analyse longitudinale de la consommation par âge

Source : présentation Hippolyte d'Albis

  • Mais les générations sont inégales dans leur capacité à « capter » les gains de niveau de vie permis par la croissance économique

Si les générations les plus récentes ont un niveau de vie supérieur à celles qui les précèdent, elles n’ont pas bénéficié de gains aussi importants que ceux auxquels elles auraient pu s’attendre compte tenu de la croissance. C’est ce que met en évidence le modèle APCD (âge, période, cohorte, « détendancialisé ») développé par Louis Chauvel, et qui cherche à répondre à la question suivante : le revenu de chaque cohorte croît-il au même rythme que l’ensemble de l’économie ? Une cohorte née dix ans après une autre, dans une économie 20 % plus riche, jouit-elle d’un niveau de vie 20 % supérieur ? Louis Chauvel montre que ce n’est pas le cas.

Les graphiques suivants représentent, pour différents pays, la façon dont chaque cohorte, après contrôle de l’effet de l’âge, se situe par rapport à la tendance de croissance du revenu disponible. Autrement dit, ils illustrent la capacité de chaque cohorte à capter les gains de la croissance. En France, « toutes choses égales par ailleurs », les cohortes nées autour de 1950 bénéficient en moyenne d’un niveau de vie 10 % supérieur à ce à quoi elles auraient pu s’attendre compte tenu de la croissance observée sur la période considérée ; celles nées en 1930 ou en 1980, au contraire, ont bénéficié d’un niveau de vie entre  5 % et 10 % en dessous de ce à quoi on aurait pu s’attendre. On a donc 18 points d’écart entre les générations « chanceuses » nées aux alentours de 1948 et les générations les moins « chanceuses ». Dans d’autres pays, notamment aux États-Unis, les gains de croissance ont été semble-t-il mieux répartis entre les cohortes. La France fait ainsi partie des trois pays de l’échantillon, avec l’Espagne et l’Italie, où les gains de croissance ont été les moins équitablement répartis entre les générations.

Effet de la cohorte d’appartenance sur le niveau de vie réel des individus par rapport à sa tendance de long terme, après contrôles (sexe, nombre d’enfants, diplôme, statut immigré), à âge donné

 

Effet de la cohorte d'appartenane sur le niveau de vie réel des individus

Source : présentation Louis Chauvel, modèle APCD

  • De nombreuses questions restent ouvertes

Ces éléments de diagnostic sont extrêmement précieux. Pour autant, de nombreuses questions demeurent.

La première concerne le critère d’équité qu’il convient de retenir : une situation juste est-elle une situation où chaque génération voit son niveau de vie augmenter au même rythme que celui qui prévaut pour l’ensemble de l’économie ? Ou bien une situation où le niveau de vie des différentes générations est le plus proche possible ? Implicitement, Louis Chauvel choisit le premier critère d’équité, tandis qu’Hippolyte d’Albis se situe plutôt du côté du second critère. C’est sans doute ce qui explique leur différence de diagnostic sur la question du destin relatif des générations successives.

Une deuxième question concerne la part qui revient, dans les évolutions observées, aux aléas de la conjoncture économique et celle qui revient aux décisions collectives. Qu’est-ce qui relève de la « chance », et qu’est-ce qui relève des politiques publiques ? Louis Chauvel a fait remarquer qu’il n’était pas anodin que les pays dans lesquels les inégalités intergénérationnelles sont les plus fortes, à commencer donc par la France, sont aussi des pays dont le modèle d’Etat-providence est classé dans la catégorie des modèles « conservateurs » ou corporatistes par Gøsta Esping Andersen. Ces pays se caractérisent en effet par l’importance des solidarités familiales et par des différences de droits sociaux marquées entre insiders, disposant notamment d’un emploi stable, et outsiders. Dans ces pays, il y aurait donc, aussi, des générations insiders, particulièrement protégées et défendant activement les protections dont elles bénéficient, et des générations outsiders, qui peineraient à accéder à ces droits sociaux.

Une troisième question concerne le caractère soutenable ou non de la relative générosité dont ont bénéficié les plus âgés. D’une certaine manière, une partie des gains obtenus par la croissance économique a été utilisée pour améliorer le sort des plus âgés. Est-on allé trop loin ? Et surtout, cette générosité a-t-elle été achetée à crédit ? Pourra-t-on demain garantir aux générations qui arriveront à l’âge de la retraite le même niveau de vie relatif vis-à-vis des actifs ?

Enfin, il reste à explorer d’autres dimensions que celles qui ont trait aux revenus et au niveau de vie : comment les générations sont-elles plus ou moins exposées à la précarité sur le marché du travail ? Comment évolue le rendement des études ? Quelle a été et quelle sera la capacité des différentes générations à se constituer un patrimoine ? Comment la dette publique va-t-elle peser sur les générations futures ? Ces dernières pourront-elles faire face aux engagements implicites de notre système de retraites et de notre système de soins ?

C’est à toutes ces questions que le groupe de travail réuni à France Stratégie sur la politique des âges souhaite apporter des éléments de réponse.

Auteurs

Pierre-Yves Cusset - DSPS - Equipe
Type d'image: 
Libre
Pierre-Yves
Cusset
Société et politiques sociales
Tous nos travaux sur  :