Le podcast du débat
Une chose est sûre, l’interface relationnelle et informationnelle de l’écran modifie les perceptions des personnes. Dans le champ des neurosciences comme dans celui des sciences sociales, le constat est sans appel. Pour autant, l’état de la recherche ne permet pas de décrire un impact des écrans sur nos cerveaux. Il y aurait plutôt autant d’impacts (ou presque) qu’il y a de technologies, d’usages, voire de personnes. Explications.
Plasticité cérébrale
Il était acquis début 2000 que les jeux vidéo « abrutissaient ». Démenti. Aujourd’hui, il se dit que les jeunes hyper connectés auraient développé une forme d' « intelligence multitâche ». Faux également ! Dans le champ des neurosciences, « il faut se méfier des intuitions », explique Daphné Bavelier, professeur de neurosciences cognitives à l’université de Genève. La recherche sur la plasticité cérébrale exige un temps long d’observation et d’expérimentation. Et Daphné Bavelier sait de quoi elle parle ! La chercheuse travaille depuis dix-sept ans à comprendre comment la pratique des jeux vidéo d’action affecte les capacités cognitives. Bilan ? Il semble qu’une pratique régulière du jeu améliore globalement « l’attention visuelle sélective ». Les joueurs de jeux d’action évaluent plus précisément un plus grand nombre d’objets que les non-joueurs, que ce soit en vision périphérique ou en vision centrale. Ils ont également plus de facilité à suivre simultanément plusieurs objets dans le temps et l’espace.
Est-ce que ce bénéfice a un coût ? Rien n’est moins sûr, estime la chercheuse. Stimuler davantage certaines capacités n’inhibe pas les autres. Sauf à ce que le jeu conduise à une forme d’hyperspécialisation. Dans ce cas, il en va du jeu comme de n’importe quelle autre activité cérébrale devenant exclusive, il mène à des contre-performances cognitives, comme l’a montré l’économiste et psychologue Daniel Kahneman. Les champions du monde de Tetris n’excellent ainsi qu’en « rotation spatiale de formes de Tetris » ! Au-delà de l’anecdote, la question trahit un (léger) penchant technophobe, met en garde Daphné Bavelier. On sait par exemple que l’usage du smartphone nous a fait perdre en « mémoire déclarative » – celle des numéros de téléphone et des départements – mais gagner en « mémoire transactive » – celle du « lieu » où trouver l’information. C’est une adaptation dont il paraît difficile d’évaluer a priori le bénéfice ou le coût. Comme le souligne le linguiste Walter J. Ong, « Platon voyait l’écriture comme beaucoup voient les ordinateurs aujourd’hui : une technologie extérieure et étrangère » qui nous aurait affaibli l’esprit et fait perdre la mémoire !
Êtes-vous concentrés ?
En 2011, sept managers sur dix déclaraient souffrir d’une surcharge informationnelle et quatre salariés sur dix affirmaient recevoir plus de 100 messages par jour, selon les chiffres de l'Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises. Sachant qu’il faut en moyenne 64 secondes pour reprendre le fil de sa pensée après l'interruption par un message, on mesure bien comment les écrans, en « déportant le salarié de son dossier », exercent sur lui une forme de « harcèlement neutre » pour reprendre les termes de Sophie Pène, professeur à l’université Paris Descartes et vice-présidente du Conseil national du numérique (CNNum).
Et qui en effet n’a pas déjà fait l’expérience, plus ou moins douloureuse, de cet empêchement à travailler ? Mails, textos, notifications… les écrans parasitent, voire obligent à une forme de disponibilité permanente qui se traduit pour le salarié par « une accélération, une fragmentation et une intensification de son travail », alerte Sophie Pène. Les écrans, désormais, accompagnent moins qu’ils n’assujettissent, en autorisant « une extension ubiquitaire du continuum du travail ». « L’interface est devenue rivale », résume la chercheuse.
Les écrans modifient également notre rapport à l’information. Ils tendent à nous « égarer ». En témoigne la popularité du terme « sérendipité ». Utilisé à son origine pour qualifier une découverte scientifique inattendue, il décrit maintenant cette sorte de web-errance née de la recherche documentaire hypertextuelle qui conduit toujours à trouver autre chose que ce que l’on cherchait… et à poursuivre sa navigation !
Paradoxe (ou pas), de plus en plus de personnes vivent mal le fait d’être déconnectées (donc potentiellement ancrées dans le moment présent et pleinement à leur « dossier »). Ainsi, selon une étude de la UK Post Office datant de 2008, 53 % des utilisateurs anglais de téléphones mobiles (76 % des 18-24 ans) seraient nomophobes – contraction de no mobile-phone phobiques –, c'est-à-dire anxieux quand leur téléphone leur fait faux bond. Autre pathologie dans le même registre : la peur de passer à côté de quelque chose (d’important) – dite FOMO pour « fear of missing out » –, une anxiété sociale en partie due aux réseaux sociaux qui maintiennent un lien constant avec un monde extérieur idéalisé et virtuellement vibrionnant. Il y aurait donc une addiction possible aux écrans. La question en tout cas fait débat, souligne Sophie Pène, un débat qui témoigne de la non-neutralité des écrans sur l’organisation sociale comme sur l’intime.
Une réponse sociétale
On le sait, l’innovation technologique a toujours un temps d’avance sur la réponse sociétale. C’est encore plus vrai pour ce qui concerne l’écosystème des technologies de l’information et de la communication. « Il nous est souvent impossible de conseiller les pouvoirs publics », déplore ainsi Daphné Bavelier. Évaluer l’impact de l’usage d’une tablette sur le cerveau des jeunes enfants par exemple nécessiterait « cinquante ans de recul ». Or, c’est aujourd’hui que les neuroscientifiques se voient adresser la question. Une solution pour accélérer la recherche consisterait à nouer des partenariats avec les plateformes numériques, notamment les GAFA ( pour Google, Apple, Facebook, Amazon) qui maîtrisent l’accès aux données.
Au-delà de la gouvernance technologique, Sophie Pène en appelle pour sa part à l’élaboration « d’une prospective sociétale et d’une vision positive de l’humain ». La séquence : innovation technologique – mise sur le marché – adaptation des usagers, est obsolète, souligne la vice-présidente du CNNum. Les aspirations des personnes vont dans le sens de l’innovation ascendante et participative. Elles appellent « une co-conception égalitaire des interfaces avec l’apport des éclaireurs » que sont notamment les artistes et les chercheurs en sciences sociales comme en neurosciences. Sinon ? Sinon l’histoire du monde connecté s’écrira dans les états-majors des GAFA et le cerveau de l’homme continuera d’en être un produit dérivé.